L'Irak subit la pression de ses deux parrains en conflit, l'Iran et les Etats-Unis, qui demandent des gages
Les conclusions des enquêtes diligentées par le gouvernement irakien sur une série d'attaques qui ont visé depuis le 19 juillet des bases et dépôts d'armes d'unités de la mobilisation populaire (MP, composée à majorité de factions proches de l'Iran) n'ont pas encore été rendues publiques, mais la piste israélienne est privilégiée. " Des enquêtes gouvernementales ont conclu que le responsable de certaines de ces attaques est absolument, certainement Israël ", a fait savoir Ahmad Al-Assadi, porte-parole de la coalition parlementaire Al-Fatah qui regroupe des chefs de la MP, vendredi 30 août. " Le gouvernement prépare des preuves et documents suffisants pour présenter une plainte au Conseil de sécurité de l'ONU ", a-t-il ajouté.
Si les chances de voir l'Etat hébreu sanctionné à l'ONU sont minces, la démarche s'inscrit dans le jeu d'équilibrisme que s'efforcent de mener les autorités irakiennes. Ces dernières invoquent le respect de la souveraineté et la neutralité de l'Irak pour éviter qu'il ne devienne un champ de bataille dans le conflit qui oppose l'Iran aux Etats-Unis et à ses alliés – dont Israël – depuis le retrait américain de -l'accord sur le nucléaire iranien, en mai 2018. Tout en espérant obtenir de Washington l'assurance qu'aucune nouvelle attaque ne sera perpétrée sur son sol, Bagdad veut donner des gages de fermeté aux forces pro-iraniennes qui menacent d'attaquer les intérêts américains en Irak et exigent le retrait de leurs 5 000 soldats déployés à la faveur de la guerre contre l'organisation Etat islamique (EI).
" Si l'on reste silencieux, on risque de passer pour des faibles. Si l'on parle fort, certains éléments de la MP vont l'interpréter comme un feu vert pour lancer une guerre ", a explicité une source gouvernementale à l'Agence France-Presse. A l'issue d'une réunion lundi entre les chefs de l'exécutif et ceux de la MP, la présidence irakienne a dénoncé, dans un communiqué, " un acte d'agression flagrant qui vise l'Irak " et réaffirmé son soutien à la MP et à son rôle dans la lutte contre l'EI. Composée de milices et de volontaires chiites qui ont répondu à l'appel à se mobiliser contre l'EI de l'ayatollah Ali Al-Sistani en juin 2014, plus de 150 000 hommes aujourd'hui, la MP a été institutionnalisée fin 2016. Certains de ses chefs proches de l'Iran ont formé la coalition Al-Fatah, devenue la deuxième force politique au Parlement en mai 2018.
Leur pouvoir politique accru limite la marge de manuvre du premier ministre irakien, Adel Abdel Mahdi, candidat de compromis entre les Etats-Unis et l'Iran, sans base partisane. L'influence croissante du voisin iranien et la campagne de " pression maximale " de Washington contre Téhéran rendent plus difficiles ses efforts pour ménager les deux parrains rivaux. " Les Américains ont le sentiment que l'Irak devient un terrain de jeu pour l'Iran, pour les menacer eux et les autres pays de la région ", estime le chercheur Hosham Dawood. Un observateur estime même que les relations bilatérales sont au plus mal. " A la Maison blanche, ils sont soit hostiles, soit novices sur le dossier irakien. Ils veulent l'aborder de façon plus musclée, frontale et directe ", note-t-il.
Dans les limbes" Les Américains ont le sentiment que le premier ministre est davantage aligné avec l'Iran. Mais c'est contre sa volonté si l'Iran a accru son influence en Irak ", assure au Monde une source gouvernementale, évoquant le travail de longue haleine de Téhéran sur les terrains politique, culturel, commercial et religieux. " La stratégie américaine en Irak est dans les limbes, poursuit cette source. L'Irak est en position de faiblesse et n'a pas de stratégie. L'Iran veille à ce qu'il ne gagne pas un plus grand rôle régional ou international, pour ne pas modifier l'équilibre. Elle a développé un modèle au Liban, au Yémen et veut maintenant l'appliquer en Irak. "
Deux dossiers sont vus comme une priorité par Washington – un préalable, même, note un diplomate occidental, à la visite du chef du gouvernement irakien à Washington, sans cesse reportée : accroître l'indépendance énergétique vis-à-vis de l'Iran et contrôler les milices qui forment la MP. Si les avancées sont notables sur le premier dossier, de fortes résistances entravent la prise de contrôle effective de l'Etat sur les unités de la MP et leurs armements. Le délai d'un mois fixé par un décret gouvernemental du 1er juillet pour finaliser leur intégration aux forces de sécurité a été reporté.
Or, l'inquiétude américaine s'accroît face à la menace posée par l'Iran par le biais de ces factions armées. Elle a été nourrie par une série d'attaques peu sophistiquées contre des cibles diplomatiques, militaires et économiques avant l'été. Washington s'inquiète surtout, tout comme Israël, de transferts par Téhéran d'armes plus sophistiquées à destination de l'Irak ou en transit vers la Syrie et le Liban. Des responsables américains ont ainsi affirmé que les drones qui ont visé un oléoduc en Arabie saoudite, en mai, avaient été tirés d'Irak. La série d'attaques contre les unités de la MP accentue la menace qui pèse sur les intérêts américains en Irak. Dans un communiqué, le Pentagone s'est empressé, lundi, de nier toute implication dans ces attaques, rappelant le soutien des Etats-Unis à la " souveraineté irakienne " et son opposition à tout " acteur extérieur ".
Mais la plupart des experts et représentants irakiens estiment qu'elles n'ont pas pu être menées sans l'aval de Washington et soulignent l'ambiguïté américaine sur le dossier. Si le porte-parole de la coalition Al-Fatah, Ahmad Al-Assadi, a reconnu qu'aucune preuve ne permettait d'impliquer Washington, pour les chefs de la MP la responsabilité américaine ne fait ainsi aucun doute.
" Déclaration de guerre "La coalition Al-Fatah a elle-même appelé, lundi, au retrait des troupes américaines, estimant les Etats-Unis " entièrement responsables " de ces " attaques sionistes ", qualifiées de " déclaration de guerre contre l'Irak ". Les brigades du Hezbollah, une milice étroitement liée à l'Iran, cible d'une attaque le 25 août, ont menacé de représailles en cas de nouvelles actions. " Nous sommes les propriétaires de cette terre, non pas les Américains ou les Israéliens, déclarait au Monde fin juillet Mohamed Mahi, l'un de ses porte-parole. Nous voulons que les troupes américaines quittent l'Irak, car elles sont un danger pour notre sécurité et celle de nos voisins, surtout l'Iran. Si elles insistent pour rester, ce qui est contraire à la volonté du peuple et du gouvernement, alors nous les combattrons. "
De nouvelles attaques contre la MP pourraient donner davantage de leviers aux forces pro-iraniennes pour obtenir le retrait des troupes américaines, après plusieurs tentatives infructueuses au Parlement. Ce retrait remettrait en cause la stratégie américaine de barrage à l'influence iranienne dans la région. Il serait aussi un " coup énorme " porté aux efforts pour reconstruire un Irak stable et prospère après la victoire contre l'EI fin 2017, a averti mercredi l'émissaire de l'ONU en Irak, Jeanine Hennis-Plasschaert.
Hélène Sallon