Au Festival de Villerville, le comédien est roi, et le théâtre à son meilleur

Les jeunes artistes présents lors de cette sixième édition sont particulièrement prometteurs

Il n'est pas facile, quand on se lance dans le théâtre, de trouver des endroits où présenter ses créations. Le Festival de Villerville en est un. C'est même sa raison d'être. Le dernier week-end d'août, il accueille sur la côte normande de tout jeunes artistes, accompagnés par d'autres, plus aguerris. Et il remplit sa mission.

La preuve : certains de ceux qui y sont passés commencent à être repérés, comme Geoffrey Rouge-Carrassat, qui a fait un tabac dans le " off " d'Avignon, en juillet, avec Roi dusilence, un spectacle né à Villerville en  2018. Cette année, Geoffrey Rouge-Carrassat y présente un nouveau spectacle, Dépôt debilan, et il reprend Roi du silence.

C'est un acteur extraordinaire. Tout chez lui brille et brûle de cette lumière noire et or qui lie la mort au désir. Sa fine silhouette androgyne, sa longue chevelure et sa voix aux accents multiples se fondent dans le texte qu'il a écrit : un homme s'adresse à l'urne où reposent les cendres de sa mère, à qui il dit ce qui jamais n'a pu être dit, avec la violence de mots trop longtemps contenus. " Le privilège de l'amour inconditionnel de mère, je n'en veux pas ", dit celui qui fut un enfant entouré d'un silence avec lequel il a grandi, " comme un frère ", et qui s'offre à nous tel un homme blessé et vivant, vibrant.

Geoffrey Rouge-Carrassat n'est pas le seul à enthousiasmer le public de Villerville, où le comédien est roi. Avec Anouk, Asja Nadjar donne elle aussi corps et âme à un personnage solitaire : une vieille veuve, qui se demande pourquoi elle se retrouve par terre. Elle est tombée en faisant la poussière sur le buste de son mari. La poussière, elle l'aime bien, " c'est joli comme de la poudre de riz sur les choses ", dit-elle quand elle se relève, le corps noué comme un cep, la tête penchée en avant et le sourire aux lèvres. Car Anouk sourit beaucoup, de cette façon insolente et infantile que peuvent avoir les gens âgés. De la même façon, elle rit avant de raconter ce qui la fait rire, et qui souvent n'est pas drôle, voire méchant.

Improviser sur la trame

Car Anouk n'a plus de filtre, elle se permet tout : la vie qu'elle a vécue et celle qui lui reste sont une suite d'instants qui peuvent paraître sans queue ni tête, mais d'où sourd un vertigineux instinct de survie, lié à des souvenirs si anciens qu'ils semblent des rêves. Jouer une telle femme sans la caricaturer, ni verser dans la pitié, est un défi qu'Asja Nadjar relève sans faillir. Elle a 28  ans, et un beau talent.

Autre défi, mais d'un tout autre ordre : celui de Renaud Triffault et Matthieu Beaufort, qui jouent deux complices du gang des Postiches, célèbre pour avoir braqué une trentaine de banques, dans les années 1980, en se grimant. Les comédiens sont mis en scène par Marie Clavaguera-Pratx, qui présente à Villerville le prologue d'un spectacle en cours de création.

On y voit se rencontrer les deux hommes, fort peu causants mais inventifs. Ce ne sont pas des as, plutôt des bricoleurs qui essayent divers moyens de faire sauter des coffres. Ils ont un double but : être connus, qu'on parle d'eux au journal télévisé de 20  heures et puis " vivre peinards ". Prologue. Le gang dure quarante-cinq minutes. C'est court, mais suffisamment intrigant pour qu'on ait envie de suivre les braqueurs et celle qui les dirige avec finesse.

Par comparaison, les trois heures des Analphabètes pourraient sembler une éternité. Elles filent sans qu'on voie le temps passer. Les Analphabètes, ce sont un homme et une femme joués par un couple magnifique, Gina -Calinoiu et Lionel Gonzalez. Habitués de Villerville, où ils ont créé deux spectacles autour de Dostoïevski, ils partent cette fois du scénario de Scènes de la vie conjugale, de Bergman, qu'ils se réapproprient. Ils se laissent chaque soir la liberté d'improviser sur la trame, et ils font merveille. Gina Calinoiu et Lionel Gonzalez ont une manière unique de faire entrer les spectateurs dans leur jeu, tout en gardant leurs distances. Cette proximité sans familiarité, jointe à un jeu d'une sensibilité virtuose, nous mène au cœur du drame d'un couple " analphabète ", parce que impuissant à exprimer ses sentiments. Soit tout le contraire du théâtre quand il est à son meilleur, comme ici.

Brigitte Salino

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