Au Grœnland, Trump dope les indépendantistes

La proposition du président américain de racheter le territoire suscite la stupeur mais aussi un certain intérêt

Comme la plupart des 57 000 habitants de la province autonome -danoise, Dorthe Jordening, patronne de la librairie Atuagkat, dans le centre de la capitale, Nuuk, a cru à " une mauvaise blague " quand elle a découvert,le 16  août, que le président des Etats-Unis envisageait de racheter le Grœnland. L'affaire était pourtant bien sérieuse. Donald Tump a même annulé sa visite prévue à Copenhague début septembre, au motif que la chef du gouvernement danois, Mette Frederiksen, avait qualifié l'idée d'" absurde ".

Assise au café Pascucci, une -institution à Nuuk, l'artiste Aka Morch Pedersen, tatouages inuits sur le visage et les mains, s'indigne que " le président américain puisse envisager d'acheter un -peuple, qui plus est autonome, comme si c'était du bétail ". Elle n'est pas la seule, même si beaucoup l'admettent aussi : jamais le Grœnland n'aurait pu se payer une campagne de publicité à la hauteur de celle générée par le coup d'éclat de M. Trump.

Dans les rues de Nuuk, les habitants s'amusent de voir débouler des journalistes du monde entier, intéressés par autre chose que la fonte des glaces. La plupart finissent par atterrir dans le bureau de Poul Krarup, rédacteur en chef de l'hebdo Sermitsiaq. Dans son édition du 23  août, son journal a -publié en première page une photo du président américain barrée du texte : " Go Trump – make Greenland great again. "

Rompu aux accélérations de l'histoire, le grand gaillard barbu, proche de la retraite, affiche une placidité déconcertante, quand il retrace l'histoire de la province. En  1867, déjà, les Etats-Unis avaient fait une offre au Danemark pour le Grœnland et l'Islande. Une proposition renouvelée en  1946 par le président Harry Truman et de nouveau rejetée par Copenhague.

" Prêts à faire des affaires "

Cinq ans plus tard, Washington négocie un accord de défense lui garantissant un accès quasi illimité à la province, où les Américains construisent la base de Thulé. L'archipel constitue alors le premier rideau de défense des Etats-Unis à l'est. Avec la fin de la guerre froide, l'intérêt de Washington pour le Grœnland semble s'émousser.

La fonte des glaces ouvrant de nouvelles routes maritimes -convoitées par la Chine, ainsi que la militarisation à marche forcée dans le Grand Nord menée par la Russie à un millier de kilomètres seulement des côtes grœnlandaises changent la donne. Avant même que M.  Trump dévoile son " projet immobilier " pour le Grœnland, les Etats-Unis avaient annoncé au printemps leur -intention d'y ouvrir une représentation consulaire.

A Nuuk, on se frotte les mains. Dans son bureau, au premier étage du long bâtiment en bois rouge, juste en face de la tour de verre qui abrite une partie du gouvernement autonome, Ane Lone Bagger, la ministre des -affaires étrangères, le répète en boucle : " Nous avons des ressources minérales, de l'eau douce, des poissons… Nous ne sommes pas à vendre, mais nous sommes prêts à faire des affaires, avec tous ceux qui le désirent. "

Juste à côté, à l'Inatsisartut, le Parlement grœnlandais, Mute Egede, leader du parti Inuit -Ataqatigiit, principale formation d'opposition, file la métaphore : " C'est une partie de poker qui se joue. On vient de distribuer les -cartes et nous avons tous les as. " L'objectif est clair : " A terme, nous voulons l'indépendance. "

Lors du référendum du 25  novembre  2008, 75  % des Grœnlandais ont voté en faveur d'une autonomie renforcée devant mener à l'émancipation. Dix ans plus tard, le rêve a pris du plomb dans l'aile. Sur le plan économique, la province est plus que jamais dépendante des 3,8 milliards de couronnes (500  millions d'euros) de subsides que lui verse chaque année Copenhague et qui représentent près de la moitié de son budget annuel.

La pêche, favorisée par le changement climatique et l'apparition de nouvelles espèces, ainsi que le tourisme, ont beau avoir le vent en poupe, les riches sous-sols de la province n'ont pour le moment généré aucun revenu. Les barres d'immeubles poussent à Nuuk, au milieu des petites maisons de bois colorées, pour y accueillir des peuplements, en quête d'un avenir meilleur.

Mais le compte n'y est pas : " Les recettes augmentent mais pas -suffisamment pour couvrir les dépenses qui ne cessent de croître, dues au vieillissement de la population ", observe Tonnes Berthelsen, directeur du syndicat des -pêcheurs et des chasseurs (KNAPK), bien obligé de constater que la perspective d'un divorce dès 2021, défendu par les plus -optimistes, est une chimère.

L'ancien indépendantiste Jess Berthelsen, président du syndicat des travailleurs SIK, approuve : " Dans les conditions actuelles, l'indépendance ne pourra avoir lieu sans un recul de l'Etat-providence. Nous, les vieux, sommes prêts à accepter une dégradation du niveau de vie, mais pas mes enfants ni mes petits-enfants. " Un sondage publié début juillet le confirme : informés des risques économiques, 43  % des Grœnlandais s'opposent à l'indépendance, contre 35  % qui restent favorables.

" C'est précisément la raison pour laquelle le Grœnland devrait accepter l'offre de Trump ", martèle le député Pele Broberg, membre du parti indépendantiste -Naleraq, arrivé quatrième aux -législatives de 2018 avec 13  % des voix. Le président américain, rappelle cet ancien pilote, n'a pas seulement proposé de racheter le Grœnland : " Il a dit qu'il était prêt à couvrir l'enveloppe annuelle versée par Copenhague, ce qui montre à quel point il nous accorde de la valeur, quand nous ne sommes qu'un coût pour le Danemark. "

Dans la salle de café de l'Inatsisartut, le Parlement grœnlandais, Pele Broberg montre le -canapé sur lequel il a accueilli l'humoriste américain Conan O'Brien, venu tourner plusieurs séquences pour son talk-show, une semaine plus tôt. " Il voulait savoir combien cela coûterait d'acheter le Grœnland, raconte le député. Je lui ai dit que Trump n'avait pas besoin de nous acheter pour obtenir ce qu'il voulait, -seulement de nous aider à nous -libérer du Danemark. "

Le discours, aux accents trumpiens, ne plaît pas à tout le monde. La libraire Dorthe Jordening rappelle les avantages d'appartenir au royaume du Danemark. " Nous avons accès à l'école et à la santé gratuitement, nous avons une histoire commune et la plupart d'entre nous ont de la -famille au Danemark ", où vivent environ 16 000 Grœnlandais.

Le ressentiment demeure

Mais le ressentiment contre celui que beaucoup considèrent encore comme " le colonisateur " demeure. Les relations ont beau s'être apaisées avec Copenhague depuis 2008, la liste des griefs est longue. Encore aujourd'hui, la grosse majorité des postes à responsabilité dans la province sont occupés par des Danois. Au -Danemark, les Grœnlandais sont souvent discriminés. " Il y a deux ans, le mot “grønlænderstiv”, qui veut dire saoul comme un Grœnlandais, a fait son entrée au dictionnaire ", déplore l'artiste Aka Morch Pedersen.

Aujourd'hui, les adolescents n'ont plus besoin d'aller au -Danemark pour le lycée. Depuis 1987, Nuuk dispose même de son université. Et si l'apprentissage du danois reste obligatoire, les jeunes sont souvent plus à l'aise en anglais. A six  heures d'avion, -Copenhague paraît loin.

Pour autant, les Grœnlandais n'ont pas oublié la désinvolture des Etats-Unis à leur égard : le -contrat de services de la base de Thulé accordé à une entreprise américaine il y a cinq ans, soit un manque à gagner annuel de 200  millions de couronnes pour le Grœnland ; le refus de Washington de nettoyer ses anciens sites militaires où s'entassent des déchets toxiques…

" Il est temps que la présence des Américains sur notre territoire nous rapporte ", martèle Aleqa Hammond, dans son salon sur les hauteurs de Nuuk. Ex-première ministre Simut (social-démocrate), forcée à la démission à la suite d'accusations de détournements de fonds publics, elle a depuis rejoint le parti indépendantiste Nunatta Qitornai et -préside la commission des affaires étrangères au Parlement grœnlandais. Pour elle, une seule solution : négocier directement avec Donald Trump.

Anne-Françoise Hivert

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