Malgré les polémiques autour du cinéaste, " J'accuse " a convaincu
Roman Polanski n'était pas sur le Lido de Venise, le 30 août, pour la projection de J'accuse. Depuis son arrestation en 2009 par la police suisse à la demande des autorités judiciaires américaines, à l'occasion d'un déplacement au festival de Zurich, le réalisateur du Pianiste évite de franchir les frontières de ses deux pays, la France et Pologne.
Pendant les deux premiers jours de cette 76e Mostra de Venise, le bruit du débat autour de la présence de J'accuse en compétition avait couvert les autres conversations. Après avoir déclaré qu'elle ne souhaitait pas " célébrer " Roman Polanski, condamné pour détournement de mineure et toujours accusé de viol par les tribunaux californiens, la présidente du jury, la cinéaste argentine Lucrecia Martel, a dû publier un communiqué dans lequel elle se défendait de toute partialité à l'encontre du film.
Dans le journal professionnel hollywoodien Variety, le coproducteur italien du film, Luca Barbareschi, avait évoqué le retrait du film face à l'hostilité de la présidente. L'une des questions posées par l'écrivain Pascal Bruckner à Roman Polanski dans le dossier de presse de J'accuse, publié à l'occasion du festival, n'était pas non plus de nature à apaiser les esprits : " En tant que juif pourchassé pendant la guerre, que cinéaste persécuté par les staliniens en Pologne, survivrez-vous au maccarthysme néoféministe d'aujour-d'hui ? "
Œuvre de transmissionFinalement, J'accuse a forcé le respect de la presse et des professionnels, auxquels étaient réservées les premières projections. Quoi que l'on pense de Roman Polanski, son vingt-deuxième long-métrage se rend indispensable à force de rigueur et de beauté.
Depuis plus de sept ans, le cinéaste voulait évoquer l'affaire Dreyfus. Sur un scénario du romancier britannique Robert Harris (dont une première version est devenue un livre, D.). Il le fait à travers la figure de Marie-Georges Picquart, l'officier d'état-major devenu chef des services secrets français au lendemain de la première condamnation du capitaine Alfred Dreyfus pour haute trahison, artisan de la révision du procès.
Roman Polanski a pris le risque de confier ce personnage complexe, à la fois marginal (son goût pour l'art) et conformiste (face aux juifs, l'antisémitisme est sa position par défaut), à Jean Dujardin. Pendant la conférence de presse qui a suivi les projections de presse, l'acteur français a décrit par le menu le travail harassant auquel l'a contraint le metteur en scène. Celui-ci a payé : non seulement Dujardin trouve là son premier grand rôle tragique, mais cette minutie, ce souci de la preuve donnent au film une solidité, une épaisseur auxquelles ne parviennent que rarement les reconstitutions historiques.
A 86 ans, Polanski poursuit ainsi l'uvre de transmission commencée avec Le Pianiste (2002), qui mettait en scène la survie d'un juif dans la Pologne occupée (le metteur en scène a lui-même échappé de justesse à l'extermination des habitants du ghetto de Cracovie). J'accuse est situé à un moment où l'antisémitisme n'est pas encore devenu le moteur d'une machine d'extermination, mais est déjà un mal qui défait une société.
La mise en scène se nourrit de la formidable créativité de la société française au tournant des XIXe et XXe siècles : le colonel Picquart pousse la porte d'une pièce où des policiers en civil jouent aux cartes et l'on entrevoit Cézanne, au cabaret, les danseuses composent un Lautrec, au concert on entend Fauré. C'est pourtant la même société qui pousse la foule à huer l'officier lorsque ses enquêtes le conduisent au tribunal, parce qu'il s'est convaincu de l'innocence de Dreyfus.
Avec Robert Harris, Polanski dénoue les nuds de trahison, de mensonge dans lesquels s'étaient piégés l'état-major et la majorité conservatrice au pouvoir qui ont tissé l'affaire Dreyfus. Pris séparément, ce ne sont que des péripéties, de celles qui font les romans d'espionnage. Dans l'objectif de l'auteur du Pianiste, elles font tourner une machine infernale, faite d'aveuglement, de préjugés, de haine, que le cinéma a rarement montrée avec autant de puissance.
Thomas Sotinel