Carlo Gesualdo, entre fantasmes et vérités

Le documentariste Andreas Morell revisite la figure sulfureuse et intrigante du compositeur italien assassin

La figure de Carlo Gesualdo (1566-1613) a fasciné beaucoup d'observateurs, dès lors que sa musique a été redécouverte au XIXe  siècle, puis avec la publication du premier livre musicologique qui lui fut consacré, le Carlo Gesualdo, musicien et meurtrier (1926), de Cecil Gray et Peter Warlock – dont une grande part s'égarait cependant en conjectures psychologisantes.

Les compositeurs du XXe  siècle ont été saisis par la musique étrange, tendue, brisée de l'aristocrate musicien, et y ont vu l'un de leurs ancêtres " ès modernités ". Igor Stravinsky sera fasciné par Carlo Gesualdo et arrangera diverses de ses compositions ; le compositeur italien contemporain -Salvatore Sciarrino (né en  1947) l'évoquera dans son opéraLuci mie traditrici (1996-1998).

Les poètes et romanciers ont volontiers fantasmé la vie haute en couleur, sulfureuse et scandaleuse du compositeur masochiste (il se faisait fouetter par de jeunes serviteurs), assassin (de sa femme et de l'amant de celle-ci, dont les meurtres avaient été largement relatés par les gazettes du temps). On en trouve des traces dans l'œuvre du Tasse ou dans la pièce de théâtre Il tradimento per l'onore (1664), de Giacinto Cicognini, dont s'est inspiré Sciarrino.

Un compositeur archaïsant

Cette fascination se poursuivra, et l'on signalera, entre autres exemples, l'influence du personnage et de ses actes dans Le Puits de Sainte-Claire (1895), d'Anatole France, dans Le Témoin de poussière (1985), de Michel Breitman, sous-titré " Le Jardin des délices de Carlo -Gesualdo ", prix des Deux-Magots 1986, ou dans Gesualdo (2003), de Jean-Marc Turine.

Cela posé, il faut tout relativiser, ce que fait avec des bonheurs divers le documentaire d'Andreas Morell, en rappelant d'abord que le code d'honneur romain de l'époque permettait à un mari trompé de faire acte de vengeance, à condition que le meurtre soit perpétré par ses propres mains – Gesualdo aurait achevé sa femme, mais fait tuer son amant. Il est ensuite évoqué, par divers musicologues aux propos parfois vagues, que Gesualdo n'était pas le parangon d'avant-gardisme de son temps. Car on ignore encore trop les périodes de l'histoire de la musique ayant précédé l'ère de -Gesualdo – contemporain de Claudio Monteverdi –, au cours desquelles des expérimentations beaucoup plus audacieuses avaient déjà eu cours. -Gesualdo était un compositeur -génial, mais archaïsant.

Un ensemble vocal anglais, masculin et bien sous tous rapports (c'est-à-dire très ennuyeux), chante quelques nombreux mais courts extraits de madrigaux de Gesualdo, en tentant d'expliquer, au mitan du documentaire, ce qui fait la particularité de cette musique. Mais il faut attendre le générique de fin pour entendre une pièce entière. Arte a-t-elle tant peur d'ennuyer le spectateur ?

Et pourquoi, au moment où l'on évoque l'intérêt du compositeur pour la guitare, fait-on entendre deux guitaristes jouant, au soleil couchant, une musique d'ascenseur sur des instruments modernes sans rapport avec celui que possédait Gesualdo ?

Enfin, on se permettra de trouver passablement convenus dans leur décadence les tableaux -vivants sado-maso inspirés de la peinture de l'époque, dont -Andreas Morell abuse en faisant d'ailleurs de Gesualdo une sorte de Louis II de Bavière. Arte aurait eu intérêt à rediffuser Gesualdo, mort à cinq voix (1995), documentaire de Werner Herzog…

Renaud Machart

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