Ces heures où Moix a tenté de rester fréquentable

Les écrits et caricatures antisémites de jeunesse de l'écrivain interpellent son vaste réseau, qui ne l'accable pas

Recevoir Yann Moix comme prévu ? Ou changer l'invité principal d'" On n'est pas couché " (ONPC) ? Cellule de crise, mercredi matin 28  août, au siège de France Télévisions. Autour de Takis Candilis, numéro deux du groupe audiovisuel public, on penche pour décommander l'écrivain, samedi 31  août. Moix vient défendre Orléans, son dernier roman, publié chez Grasset (272 p., 19  euros). Mais pas uniquement.

Depuis une semaine, d'anciens écrits et caricatures antisémites de l'écrivain, exhumés par L'Express, ont déclenché une violente polémique. La chaîne, qui d'ordinaire n'intervient jamais dans le choix des invités, hésite. Catherine Barma, la productrice de l'émission, engage un bras de fer avec Candilis. La direction finit par céder.

Samedi soir, les téléspectateurs suivront donc en différé le long mea culpa de Yann Moix, visage ravagé, face à onze invités. Des excuses, un pardon à tous, et plus particulièrement à Bernard-Henri Lévy, son ami et mentor. Des deux chroniqueurs enrôlés pour la nouvelle formule de l'émission, la philosophe Adèle Van Reeth et l'ex-journaliste Franz-Olivier Giesbert, seule la première a vraiment tenté de le mettre en difficulté. Le second remplaçait au pied levé l'écrivain et réalisateur Frédéric Beigbeder. Auteur chez Grasset, ami de Yann Moix, il a préféré déclarer forfait quelques heures avant l'enregistrement de l'émission – dernier soubresaut d'une histoire mêlant morale, intérêts et amitiés croisés, à la fois microcosmique et terriblement française.

Tout avait bien commencé pour Grasset qui reste, avec Gallimard, l'une des maisons d'édition les plus scrutées à l'heure de la rentrée littéraire. Laurent Binet et son Civilizations, Léonara Miano (Rouge impératrice), Sorj Chalandon (Une joie féroce)… Au milieu de cette prestigieuse affiche, un roman a fait parler de lui avant l'été : Orléans, premier volet d'une " tétralogie de l'humiliation ", qui égrène les lieux de résidence de Yann Moix, de Reims à Paris en passant par Verdun. L'éditeur ambitionne même le Goncourt. Le rêve de Moix, 51  ans, déjà couronné en  1996 par le Goncourt du premier roman pour Jubilations vers le ciel, puis par le prix Renaudot, en  2013, pour Naissance.

Tragédie familiale

Sa venue à ONPC est calée depuis le mois de juin. Moix est gâté. L'émission est l'une des plus prescriptrices et Moix en connaît par cœur tous les codes : le romancier-cinéaste y fut un ancien chroniqueur, entre 2015 et 2018. L'écrivain est aussi – qui le sait parmi les téléspectateurs ? – le salarié de Catherine Barma, la productrice de ONPC, qui, l'an dernier, a vendu à la chaîne Paris Première " Chez Moix ", une émission de débats. Sauf que cette route promotionnelle toute tracée rencontre tout à coup de gros obstacles.

Première polémique : les sévices infligés par son père à l'enfant Moix, au cœur d'Orléans, font illico réagir son père, tandis que son frère l'accuse dans une lettre ouverte publiée dans Le Parisien d'avoir été le vrai bourreau. Tragédie familiale mise sur la place cathodique. Un " coup de pub " organisé par son auteur pour la promotion du livre, l'interroge Europe 1 ? " Obscène ", balaie Olivier Nora, PDG de Grasset.

Mais lundi 26  août, il doit essuyer une nouvelle déflagration. L'Express révèle qu'à 21  ans Moix a dessiné dans un fanzine " ouvertement négationniste " des caricatures antisémites. Cette fois, c'est de la " nitroglycérine ", devine-t-on aussitôt chez Grasset.

Ils étaient trois, chez l'éditeur, à connaître le secret : BHL, Jean-Paul Enthoven, autre pilier de la maison, et son PDG. " C'était un peu avant la publication de Mort et vie d'Edith Stein, en  2007, révèle vendredi 30  août, dans son bureau, Olivier Nora au Monde.Yann Moix m'a donné une pochette. Dedans, des dessins ignobles - les caricatures antisémites révélées par L'Express - . Il m'a dit :“Je te laisse le dossier, tu regardes. Tout cela sera utilisé un jour contre moi, ça peut nuire à Grasset, à toi de me dire si tu me renouvelles ta confiance.” " Aujourd'hui, Nora insiste : " Je ne connais pas beaucoup de personnes qui viennent spontanément confier à leur éditeur des secrets de cette nature. "

Le 26  août, Yann Moix nie farouchement être l'auteur des textes qui accompagnent les dessins du fanzine – ils ne se trouvaient pas dans la fameuse pochette. Mais le lendemain, l'hebdomadaire publie des extraits d'un manuscrit original de l'écrivain où figurent les écrits négationnistes. Dans Libération, Moix passe aux aveux. " J'assume, j'endosse tout (…). J'écrivais, je dessinais, je produisais de la merde. " Moix s'exprime depuis le Portugal. " Nerveusement épuisé… mais combatif ", détaille Olivier Nora, comme s'il parlait aussi de lui-même.

Contre toute attente, la défense de Moix s'organise autour de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF). Des amis de l'écrivain, dont quelques auteurs Grasset, transmettent à son président, Sacha Ghozlan, une pétition de soutien. Les deux hommes se connaissent bien : Moix est intervenu devant le congrès de l'association, il se passionne depuis plusieurs années pour l'étude du Talmud. Le texte passe entre les mains de l'avocat de l'écrivain, Patrick Klugman, ex-président de l'UEJF, avant d'être bloqué par la direction de Grasset. Celle-ci argue que Moix n'en veut pas, mais craint surtout que ces soutiens affichés n'allument un nouveau foyer de polémique.

L'affaire est si délicate que BHL a choisi de ne pas s'exprimer avant le 4  septembre, dans son bloc-notes du Point. Le Paris des lettres, des idées et des médias semble guetter le verdict de l'oracle. Quelques-uns plantent les premières banderilles d'un droit à l'oubli, évoquant " un mauvais procès " (Eric Naulleau) ou la mue " honorable " de l'écrivain (Denis Olivennes). " Voilà donc notre homme mort ! (…) La moraline est la morale des gens sans morale ", écrit le philosophe Michel Onfray sur son blog. " Connaissez-vous une seule personne dont la jeunesse et les fréquentations aient été ainsi passées au crible ? ", demande Me Klugman.

Ils sont rares à oser critiquer tout haut l'auteur d'Orléans. L'écrivain et producteur Georges-Marc Benamou est pourtant l'un des seuls à s'emporter : " C'est à vomir, Yann Moix ! Il y a un truc qui est mystérieux, je n'arrive pas à comprendre… ", lâche-t-il au site Jewpop.

Parmi les traditionnels porte-voix de la communauté juive, la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) fait figure d'exception. " Yann Moix s'est vautré dans la boue de la haine des juifs. Voilà qui devrait l'inviter à la discrétion, à la méditation et à la retenue en pensant aux condamnations judiciaires auxquelles il a échappé ", tweete la Licra. " Yann Moix aurait dû assumer ce passé et expliquer le chemin parcouru plutôt que de mentir, ajoute son président, Me Mario Stasi, au Monde. Plus grave est que, bien après ses jeunes années, Yann Moix a entretenu un compagnonnage avec des personnalités controversées proches des complotistes, des antisémites et des négationnistes telles que Blanrue ou Nabe. Après ses mensonges et ses fréquentations, peut-on encore croire en un sincère mea culpa ? "

Jeudi, Le Monde révélait en effet que l'écrivain a fréquenté des négationnistes jusqu'en  2013, à 45  ans. Il avait aussi préfacé en  2007 un livre écrit par l'un d'eux, Paul-Eric Blanrue : Le Monde contre soi. Anthologie des propos contre les Juifs, le judaïsme et le sionisme (Editions Blanche). " Il y a toute une série de gens qui cherchent à le contaminer, le compromettre par anachronisme, accuse Olivier Nora. L'extrême droite est à la manœuvre et, quand vous l'avez fréquentée, elle ne vous lâche jamais. Va-t-il être incarcéré à vie dans une ignominie commise à 20  ans dans un fanzine lycéen lu par quinze personnes ? On ne peut pas le laisser se faire déchirer par le tribunal de l'opinion. "

" Situation particulière "

C'est le défi de Moix : rester un écrivain lu et fréquentable. " Ce que le système va décider de son sort… Cette polémique et l'opprobre qui pèsent sur lui… C'est du lourd, quand même ", soupire Enthoven. " Tout le monde le connaît, Yann ", se rassurent depuis une semaine les amis de l'écrivain. Un large réseau tissé depuis vingt ans, qui le portait aux nues, et qui évite aujourd'hui de l'accabler – même si le cas Moix divise.

Sur France Inter, jeudi, Catherine Barma a annoncé que " Chez Moix " était prolongée sur Paris Première. " L'émission est signée et engagée, nuance Thomas Valentin, directeur de la chaîne, mais elle ne démarre que fin octobre. Nous avons donc le temps de réfléchir. Paris Première est la chaîne des esprits libres, mais il s'agit d'une situation particulière. " Même dilemme à Radio France. France Culture a décidé de maintenir la présence de l'écrivain, dimanche, à l'émission " Signe des temps ", présentée par Marc Weitzmann (plusieurs fois invité de " Chez Moix "). " On s'est posé la question, évidemment, concède sa directrice, Sandrine Treiner. Mais l'objet de l'émission est d'interroger les débats ou polémiques qui surgissent dans l'actualité de la culture. "

" Je dois recevoir Yann Moix mardi - 3  septembre - , raconte aussi Laure Adler, productrice présentatrice de " L'Heure bleue " sur France Inter. Mais depuis l'article du Monde, je me sens abusée, je suis même dégoûtée. Faut-il lui donner la parole ? Personnellement je n'en ai pas envie. Nous réfléchissons avec Laurence Bloch - la directrice de l'antenne - . On attend de voir Moix à ONPC. "

Avant l'enregistrement de l'émission, Franz-Olivier Giesbert avait prévenu : " C'est atroce ce qui lui arrive. Je vais l'assommer puis le remettre debout après. " Exactement ce qu'il a fait : grand soulagement de Grasset, l'invité vedette est ressorti " debout " du studio. Ce qui s'est passé dans la tête de Yann Moix, durant cette émission et cette semaine de tumultes ? Les lecteurs le sauront en lisant son Journal, qu'il tient depuis des années et que Jean-Luc Barré publiera dans sa collection " Bouquins ", chez Robert Laffont. L'éditeur confirme qu'il a programmé le livre pour… la rentrée littéraire 2020.

Ariane Chemin, et Laurent Telo

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