Le parti ultraconservateur au pouvoir et l'épiscopat font campagne contre " l'idéologie du genre "
Aquelques pas de la place centrale de la vieille ville de Cracovie, dans ses locaux imprégnés d'une histoire qui remonte à 1945, l'hebdomadaire Tygodnik Powszechny (" L'hebdomadaire universel "), porte-voix historique de l'intelligentsia progressiste catholique polonaise, boucle son numéro du 1er septembre. Si les célébrations du 80e anniversaire du début de la seconde guerre mondiale y occupent une place centrale, le thème porteur de cette rentrée, explique Artur Sporniak, chargé de la rubrique " Foi " du magazine, sont les " liaisons entre l'Eglise et le politique ".
A six semaines d'une élection législative cruciale, le parti ultraconservateur au pouvoir Droit et justice (PiS), mené par Jaroslaw Kaczynski, fait office de grand -favori d'un scrutin qui pourrait bien sceller le sort du pays pour une décennie. Dans cette campagne, l'épiscopat polonais, l'un des plus conservateurs d'Europe, est un allié de poids du pouvoir sortant, cachant à peine ses préférences politiques.
" En Pologne, l'Eglise bénéficie de suffisamment de privilèges, -financiers et législatifs, pour se sentir dépendante de l'Etat, et avoir intérêt à qui -gouverne, souligne M. Sporniak. Le PiS est le parti qui garantit à l'Eglise ses privilèges et une -influence accrue sur la vie publique. " Mais aussi des positions conservatrices sur des questions aussi délicates que la fécondation in vitro, l'accès à l'avortement ou les unions de couples de même sexe.
Les hiérarques de l'Eglise ont ainsi pleinement endossé le principal thème de campagne du parti de Jaroslaw Kaczynski, qui a si bien mobilisé son électorat durant les élections européennes : la lutte contre " l'idéologie " LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans), " l'idéologie " du genre et une prétendue " sexualisation des enfants ". Et c'est de Cracovie, la ville de Jean Paul II, qui fut longtemps la capitale symbolique du catholicisme progressiste polonais, qu'est partie la plus profonde marque de soutien à la campagne du gouvernement.
" Peste arc-en-ciel "Lors d'une homélie prononcée le 1er août, l'archevêque de Cracovie et numéro deux de l'Eglise polonaise, Marek Jedraszewski, a suscité un immense tollé en évoquant la " peste arc-en-ciel " qui aurait remplacé, dans le pays, la " peste rouge " communiste. Dans une interview fleuve accordée à un hebdomadaire progouvernemental, le 26 août, le hiérarque a enfoncé le clou : " Il s'avère que le mot “peste” qualifie extrêmement bien le phénomène culturel auquel nous avons à faire. " Interrogé sur ce que devrait faire la puissance publique face à ce phénomène, l'archevêque répond sans détour : " Elle devrait clairement déclarer que cette idéologie est une menace pour la nation et pour l'Etat. "
Cette rhétorique de guerre culturelle reflète bien la teneur du débat public polonais depuis la campagne des élections européennes. Dans la bouche des ténors de la majorité, " l'idéologie " LGBT a remplacé les réfugiés comme bouc émissaire et menace pour l'identité nationale. Pour avoir prononcé ces mots, l'archevêque Jedraszewski a reçu un soutien massif d'autres archevêques, mais aussi un remerciement appuyé de Jaroslaw Kaczynski. Lors d'un discours prononcé le 18 août, l'homme fort du pays – par ailleurs célibataire endurci – lui a témoigné sa " profonde reconnaissance " pour sa défense de la " famille polonaise normale " contre ceux qui veulent enlever au pays " sa culture et sa liberté. "
Les mots de l'archevêque de Cracovie ont d'autant plus choqué qu'ils ont été prononcés quelques jours après la " Marche de l'égalité " de Bialystok (l'équivalent polonais de la " Gay Pride "), durant laquelle plusieurs centaines de hooligans proches des milieux nationalistes s'en étaient pris violemment aux manifestants. Le 25 août, dans les colonnes de Tygodnik Powszechny, Artur Sporniak poussait un cri d'alarme en forme d'accusation : " Les débats polonais autour des droits des LGBT + ont atteint un niveau dangereux : de la violence verbale nous passons de plus en plus facilement vers la violence physique. Il est temps d'en revenir à la raison. "
" Quand je pense aux LGBT, je ne vois pas une prétendue idéologie, mais des êtres humains qui souffrent de discriminations, explique le journaliste catholique. Je suis effaré de voir que l'Eglise, au lieu de voir ces gens, rentre dans une logique de combat politique et de discrimination. " Mais, dit-il, face à ces prises de position, pourtant opposées au discours d'ouverture prôné par le pape François, " les voix de résistance au sein de l'Eglise sont non seulement marginales, mais sont combattues ". Rares sont les hommes d'Eglise qui osent s'indigner publiquement, car les cas de réprimandes, pouvant aller de la dégradation jusqu'à une interdiction de s'exprimer dans les médias, sont monnaie courante.
Le jésuite Jacek Prusak, membre de la rédaction de Tygodnik Powszechny, est de ceux dont l'indignation fait régulièrement les gros titres du magazine. En tant que jésuite, il n'est pas soumis hiérarchiquement à l'épiscopat et jouit d'une plus grande liberté de parole. En mai, il faisait la " une " avec ce titre grave : " Le Jugement de l'Eglise approche. " C'était au moment de l'éclatement de plusieurs affaires de pédophilie. Selon lui, la bataille contre les LGBT est aussi un moyen pour l'Eglise de détourner l'attention de l'opinion publique, alors qu'aucun hiérarque n'a été inquiété après des cas avérés de camouflage de cas de pédophilie.
Mais le plus grave, selon lui, est ailleurs. " Ces dernières années, un discours dangereux a été propagé, aussi bien par les responsables de l'Eglise que de l'actuel pouvoir, selon laquelle un bon catholique ne peut que voter pour le PiS. L'opposition, de son côté, est cataloguée comme celle qui promeut la sécularisation et lutte contre l'Eglise. Cette appropriation de l'identité catholique par une option politique est très grave pour l'unité nationale. Le clivage politique devient un clivage religieux. "
Davantage à perdre qu'à gagnerLe Tygodnik Powszechny, hebdomadaire de l'ouverture, du débat et de la critique constructive de l'ordre ecclésiastique, a toujours promu l'idée que l'Eglise avait davantage à perdre qu'à gagner dans le mariage du trône et de l'autel. Mais son tirage reflète bien son influence : 25 000 exemplaires environ, contre plus de 200 000 cumulés pour ses deux concurrents, les très conservateurs et progouvernementaux Gosc Niedzielny et Niedziela. Chiffres auxquels il faudrait ajouter l'empire médiatique du prêtre ultraconservateur Tadeusz Rydzyk, une radio, un journal et une chaîne de télévision, dont l'influence s'étend à plusieurs millions de personnes. Autant de relais pour l'actuel pouvoir.
L'offensive politique de l'Eglise polonaise est aussi le reflet d'une position de faiblesse : en dix ans, dans un pays qui reste à 40 % pratiquant, la fréquentation de la messe dominicale a chuté de 2,5 millions de personnes. Après les scandales pédophiles révélés au mois de mai, le nombre de -citoyens ayant une image positive du rôle de l'Eglise a chuté de 56 % à 48 % en deux mois. Pour le -jésuite Jacek Prusak, le fait que l'Eglise soit devenue une " institution uvrant davantage pour le pouvoir que pour les croyants " n'est pas étranger à ce phénomène.
Jakub Iwaniuk