S'il fallait n'en retenir qu'un – un écrivain -contemporain espagnol –, ce serait lui, Javier Marias. Il y a quelque chose d'entier et d'altier chez ce Madrilène. Une noblesse de style, une élégance souveraine, loin des modes ou des prétendues attentes du marché qui font de lui, en quelque sorte, le plus grand des grands d'Espagne.
Sa percée, magistrale, remonte aux années 1990, lorsque, avec Un cur si blanc et Demain dans la bataille pense à moi (Gallimard, 1993 et 1996), Marias a énergiquement secoué des lettres hispaniques encore traumatisées par des décennies de franquisme. Aujourd'hui, après une douzaine de livres, il -continue d'étonner. Se renouvelant à chaque parution tout en restant lui-même, totalement fidèle à ses thèmes.
Celui qui le hante par-dessus tout, c'est la trahison. Son uvre tourne autour comme celle de Cézanne autour des pommes. Trahis, vous l'avez tous été, ou vous le serez tous un jour, nous dit en substance chaque ouvrage de Marias. La seule inconnue, c'est par qui. Et comment vous détectez (ou pas) – aux traits d'un visage, à l'expression d'une paire d'yeux… – la présence à vos côtés d'un Iago, d'un Judas ou simplement d'un homme qui n'est absolument pas celui que vous croyiez, mais dont les actes vont peser lourd sur votre vie.
Quel est cet homme en face de moi ? se demande ainsi Berta Isla au début du roman qui porte son nom. " Pendant quelque temps, elle ne sut pas au juste si son mari était son mari, pas plus que l'on ne sait, dans un demi-sommeil, si l'on pense ou si l'on rêve, si l'on a encore toute sa tête ou si on l'a perdue, épuisé. Parfois elle se disait que oui, et parfois elle décidait de n'en rien croire et de continuer à vivre sa vie avec lui, ou avec cet homme plus âgé qui lui ressemblait tant. "
Faux-semblantsBerta et Tomas n'ont pas eu l'existence d'un couple ordinaire. Recruté très jeune par les services -secrets britanniques, Tomas a été laissé pour mort sur une plage pendant la guerre des Malouines (1982) – à moins que ce ne soit lors d'une opération spéciale en Irlande. En tout cas, Berta se croit veuve depuis douze ans lorsque Tomas, un beau jour, réapparaît. Comme Ulysse -devant Pénélope. Mais qui est-il, ce revenant dont elle a pendant tout ce temps pieusement entretenu la mémoire auprès de ses enfants ? Ce champion des faux-semblants dont elle découvre qu'elle ignorait tout ? Est-ce " son " Tomas ? A-t-elle été décrétée veuve " par erreur " ? Par stratégie ? Pourquoi ne lui a-t-il pas téléphoné une seule fois pendant toutes ces années, pour lui dire qu'il était vivant ? Les ordres, toujours les ordres… Mais alors, Berta a bien peu compté pour -Tomas si les ordres passaient avant tout. Et si la vraie vie était pour lui ailleurs.
Dans Comme les amours (Gallimard, 2013, peut-être son plus beau roman), Marias déjà donnait la -parole à une femme. Avec en face une " personne " au sens latin de persona, le masque. Ce thème, la part inconnaissable de l'Autre, peut paraître banal. " Chaque créature humaine est constituée pour être un secret et un mystère profonds pour chaque autre ", confirme Dickens, plusieurs fois cité par Marias. Dickens ajoute même : " Quelque chose de l'horreur de la mort est -imputable à ceci. "
Noir terreau des émotionsMais rien n'est jamais banal chez Marias qui fore toujours plus profond le noir terreau des émotions. Passé la surprise, il y a chez Berta du chagrin, du ressentiment, la rancune que l'on trouve certes chez toute femme trompée. Il y a le tenaillement du doute qui jette une ombre persistante sur le passé tout autant que sur le présent et sur l'avenir (ce que son mari a réellement fait pendant ces années, elle sait qu'elle ne le saura jamais). Mais il y a aussi ce que Javier Marias appelle joliment des " loyautés imméritées ". Ces fidélités inexplicables qui s'appliquent à " des gens que vous choisissez avec une résolution, une détermination juvénile ou plutôt primitive, et pour lesquels ce primitivisme l'emporte sur la maturité et la logique, sur le ressentiment et la haine qu'éprouvent ceux qui ont été trompés ".
Un jour, à Madrid, " Le Monde des livres " a demandé à Javier Marias d'où lui venait cette obsession de la trahison. L'écrivain nous avait confié que, pendant la guerre d'Espagne, son père, le philosophe Julian Marias Aguilera, un républicain, avait refusé de prêter serment au Caudillo. Emprisonné, le père de Marias fut -interdit d'enseignement, puis -contraint de s'exiler aux Etats-Unis. Plus tard, il avait découvert qui l'avait livré aux phalangistes en tant qu'" agent de Moscou ". C'était son meilleur ami.
Florence Noiville