êtes-vous déjà tombé amoureux d'une couleur ? Si oui, laquelle ? Savez-vous pourquoi ? Vos souvenirs en sont-ils teintés ? Suscite-t-elle des obsessions, des superstitions ? Délivre-t-elle le code secret de l'univers ?
Si c'est le bleu, vous n'êtes pas très original, mais tant pis : " Il ne nous est pas donné de choisir qui l'on aime, ai-je envie de dire. Nous n'avons pas le choix, voilà tout. " Dans Bleuets, dont les éditions du Sous-sol publient la traduction dix ans après sa parution aux Etats-Unis, Maggie Nelson lui consacre deux cent quarante fragments numérotés qui explorent toute la palette des " bleus d'antan " aux " bleus à venir ", de l'indigo à l'outremer, du bleu de Van Gogh aux " lambeaux bleus des sacs-poubelles pris dans les branchages ".
Sous son air bien rangé, ce petit livre bleu échappe à toute classification, et le serpent de mer qui chaque année déroule ses anneaux chez les libraires et les jurés des prix d'automne – à quel genre ressortit tel ou tel ouvrage ? Roman, autobiographie, essai ? Littérature ou bien histoire, philosophie, sociologie ? – s'y cassera les dents. Car pour cette écrivaine féministe née en 1973, spécialiste des études queer, auteure déjà culte des Argonautes (Le Sous-sol, 2018), dans lequel elle racontait la transition de son mari, un artiste né fille, ce n'est pas seulement le genre des individus qui demande à être repensé mais aussi celui de la littérature. Pour les livres hybrides qu'elle écrit, mélanges de narration intime, de réflexion philosophique et critique, elle a inventé un mot : " auto-théorie ". Mais cette froide étiquette allant à l'encontre de la liberté défendue par l'auteure et laissant de côté la poésie qu'elle porte haut, il semble plus juste de voir avant tout dans son uvre une sorte de modèle de littérature transgenre : ce n'est pas le moindre charme de Bleuets que d'être aussi délicieusement gender fluid.
Son flux de conscience nous fait en effet dériver d'un bord à l'autre de ce que Virginia Woolf appelait des " instants de vie ", hétéroclites mais pas aléatoires puisqu'ils sont tous imprégnés de bleu, telle la tunique des Touareg qui déteint sur la peau. Le tissu du texte peut sembler lâche, cependant la trame tient à trois fils. Le premier rembobine la douleur d'une rupture amoureuse qui a laissé la narratrice en proie à la dépression, au " bleu cafard ", bref au blues. Elle écoute Billie Holliday, se rappelle qu'au moment de son suicide Werther portait un manteau bleu, note que le bleu est aussi la marque d'un coup, vibre au souvenir érotique d'un tatouage, s'interroge sur " les couleurs à l'intérieur de la baise ". D'autres paragraphes évoquent une amie paralysée à la suite d'un accident, ses pieds cyanosés qui l'obligent à recomposer son existence et nous à -reconsidérer la nôtre.
Enfin, quand " le prince du bleu " et son " chagrin de compagnie " menacent de s'imposer, la pensée la plus ciselée vient servir de contrefort à la tristesse. Ses " fournisseurs " sont alors Wittgenstein, philosophe lui-même auteur de réflexions sur les couleurs et la douleur, à qui elle emprunte comme à Barthes la forme fragmentaire, Gœthe et son Traité des couleurs (1810) ou encore l'historien Michel Pastoureau. L'esprit se déploie dans des analyses très documentées, des éclats de génie poétique ou des observations plus quotidiennes. Maggie Nelson souligne par exemple le rapport entre l'indigo et l'esclavage ou bien la poly-sémie du bleu, couleur de l'Antéchrist et des vitraux, à la fois diabolique et sacrée.
Puis, sans craindre les ruptures de ton, cette admiratrice de Catherine Millet abandonne soudain sa méditation savante et glisse : " Ce qui m'intéresse, c'est d'avoir les trois orifices comblés par une grosse queue veinée " (de bleu, s'entend). De la transcendance à l'immanence la plus prosaïque, de Merleau-Ponty à -Mickey Mouse, il y a à peine un quart de teinte, un quart de tour. L'auteure ne cache ni la trivialité de ses fantasmes couleur Viagra ni sa sentimentalité la plus fleur bleue ; elle cherche seulement à -rester au plus près d'elle-même, sujet -traversé d'émotions et de pensées -contradictoires que ces fragments rassemblent comme pour recomposer le puzzle d'un ciel changeant.
La beauté de ces deux cent quarante nuances de bleu tient à la puissance de la subjectivité qui s'y manifeste en toute -liberté. Vulnérable et ferme, lyrique et drôle, la voix de Maggie Nelson nous amène, d'un paragraphe l'autre, à accepter la solitude de nos perceptions – " La couleur du jacaranda en fleurs, tu me l'as décrite un jour comme “un genre de bleu” ? Moi, je les ai vus violets " – et à regarder avec acuité tout ce qui n'est pas nous, " le bleu des autres ". Si le propos de la philosophie comme de la poésie est la quête de la vérité, l'écrivaine n'oublie pas que celle-ci n'a pas de forme solide ni stable. " Je rédige ceci à l'encre bleue, de manière à me souvenir que tous les mots, et non pas juste certains, sont écrits sur l'eau. " A chacun de trouver les nuances de sa vie – tissu, texte. Mais bleues ou non, il est nécessaire, nous dit-elle, d'en colorer les mots et les choses pour rendre visible un instant leur mystérieuse et fugace vérité – un genre de vérité.
CAMILLELAURENS