Les négociateurs de l'UE soupçonnent Londres de chercher à gagner du temps en maintenant des discussions qui restent très générales
Une rencontre " technique ", encore une. Qui sera suivie d'une autre, la semaine prochaine, et qui a livré un commentaire identique à celle du 31 juillet : David Frost, le principal conseiller du premier ministre, Boris Johnson, est venu à Bruxelles, mercredi 28 août, rencontrer la " task force " de l'Union européenne (UE) sur le Brexit pendant plus de deux heures, mais n'a formulé aucune proposition concrète susceptible d'éviter un Brexit dur à la fin du mois d'octobre.
Londres demande principalement l'abolition du " backstop " irlandais, ce " filet de sécurité " censé éviter que le Brexit entraîne le -retour d'une frontière physique entre les deux Irlandes. Son abandon menacerait le commerce et la paix, mais les partisans du Brexit le rejettent car ils y voient une manière indirecte de maintenir finalement le Royaume-Uni dans l'union douanière. Ils redoutent également qu'un tel dispositif représente un obstacle à la négociation de traités commerciaux avec d'autres pays – dont les Etats-Unis, qui promettent à Londres, par la voix de Donald Trump, une entente d'une ampleur inédite.
" Aveu de faiblesse "Les négociateurs de l'UE maintiennent le cap de la fermeté, se disant toutefois encore ouverts à " une adaptation " de la déclaration politique sur la future relation Bruxelles-Londres, sur les mécanismes du libre-échange qui pourraient la régir, ou le fonctionnement de l'union douanière.
" Malheureusement, on en est toujours à des idées générales, que M. Frost a développées sans jamais faire allusion à la décision de suspendre les travaux du Parlement à Londres ", confie un proche des négociateurs européens. Le conseiller de M. Johnson a évoqué de possibles " alternatives " aux dispositions de l'accord de retrait, mais sans jamais les détailler.
" Nos négociateurs prêtent une oreille attentive et nous souhaitons travailler sur toute proposition concrète, dans la mesure où elle serait compatible avec notre accord ", répète la Commission par la voix de Mina Andreeva, l'une de ses porte-parole. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, a eu, mardi 27 août, un entretien téléphonique avec M. Johnson. Résultat ? " Ils vont poursuivre le dialogue et ont accepté de rester en contact. " A court de formules pour décrire le blocage, les Européens indiquent que plus tôt ils recevraient des propositions de Londres, " mieux ce serait ".
Le sentiment général est que Londres joue désormais la montre pour tenter, en bout de ligne, de rejeter la responsabilité d'un échec sur les Européens, présumés inflexibles et voulant " punir " les Britanniques pour leur vote.
Une source diplomatique française estime également que les Européens sont confrontés à une manuvre de M. Johnson : " Même s'il n'a pas fait de proposition concrète sur la frontière avec l'Irlande, Frost discute sérieusement. L'idée de Johnson est qu'il pourra ainsi continuer d'affirmer que la discussion avec Bruxelles se poursuit, éviter ainsi le décrochage de quelques conservateurs modérés, tout comme les tentatives de blocage de la semaine dernière ".
A Berlin, le porte-parole du gouvernement n'a pas souhaité commenter la décision de Boris Johnson, même si, dans ce pays de culture politique profondément parlementaire, elle a choqué. " C'est une décision malheureuse, un terrible aveu de faiblesse de la part du premier ministre d'une nation qui est un peu la “mère de nos démocraties” ", déclare au Monde Norbert Röttgen, président CDU-CSU de la commission des affaires étrangères du Bundestag. " Si cela arrivait dans un pays du Sud, nous parlerions sans doute de coup d'Etat ", a quant à lui commenté Volker Perthes, directeur de l'Institut allemand de politique internationale et de sécurité (SWP).
" Partie de poker "Il y a une semaine, lors de la venue de Boris Johnson à Berlin, la chancelière Angela Merkel, avait affirmé qu'un " accord négocié " avec le Royaume-Uni lui semblait encore envisageable " dans les trente jours ". " La probabilité d'un “no deal” est, hélas, de plus en plus vraisemblable ", estime désormais M. Röttgen. Pour Berlin, qui a tout fait pour éviter un Brexit sans accord, au risque de provoquer quelques tiraillements avec Paris, le pire des scénarios semble donc de plus en plus inéluctable.
Un expert de la scène bruxelloise se montre, quant à lui, moins pessimiste : " Nous assistons à une partie de poker, mais on ne peut pas exclure un accord de dernière minute, acceptable pour nous, moins ambitieux que ce que voudrait Johnson, mais susceptible de franchir le cap de son Parlement et de lui permettre de traverser l'épreuve. " Un pari. Parmi d'autres, car certains n'imaginent pas que le premier ministre britannique puisse changer de discours.
Michel Barnier, le négociateur en chef de l'UE, était lui à Copenhague, mercredi, convaincu sans doute que l'absence d'accord est le plan de M. Johnson. Ce qui force les Européens, même s'ils restent partisans d'une sortie " ordonnée ", à se préparer à cette issue.
Jean-Pierre Stroobants, (avec Jean-Baptiste Chastand, à Paris, et Thomas Wieder, à Berlin)