Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri réévaluent l'invasion de l'URSS par l'Allemagne nazie, en 1941, dans la somme qu'ils consacrent à cet épisode-clé de la guerre. Des archives nouvelles éclairent les causes, le déroulement et la dimension génocidaire de l'opération
Dans l'historiographie de la seconde guerre mondiale, l'histoire militaire a longtemps été un champ négligé. L'une des conséquences de ce désintérêt fut de laisser le champ libre à la construction d'une histoire puisant aux récits livrés par les anciens généraux -allemands. Dans une période marquée par la guerre froide, où les ennemis d'hier pouvaient apporter leur expérience face au bloc soviétique, leurs uvres ont été autant de plaidoyers pro domo leur permettant de se dédouaner, en particulier à propos de la guerre à l'Est. De ces récits sont ressorties des idées longtemps dominantes, comme celles d'un échec imputable à un Hitler incompétent imposant des choix désastreux à son état-major ou d'une " guerre propre " menée par une Wehrmacht -chevaleresque, les crimes ayant été -commis par les seules unités nazies (SS, Einsatzgruppen).
Il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour voir ces affirmations balayées les unes après les autres par les travaux d'historiens anglo-saxons, comme Omer Bartov, Antony Beevor ou Richard Evans, et d'une nouvelle génération d'historiens allemands. Cette histoire militaire renouvelée, loin de se cantonner au front et de se limiter aux questions stratégiques ou tactiques, englobe de nombreux aspects, intégrant le militaire à un ensemble plus large. En France, le genre -demeure pourtant, au mieux, marginal, contrairement à ce que l'on observe, par exemple, dans les travaux portant sur la première guerre mondiale.
Avec Barbarossa. 1941. La guerre absolue, consacré à l'opération qui a vu dix millions de combattants s'affronter durant les six mois courant du 22 juin 1941, début de l'invasion de l'URSS par les -forces du IIIe Reich, à l'échec allemand devant Moscou, lors de l'hiver 1941 scellant la fin de l'opération, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri démontrent avec éclat la -fécondité de ce type d'histoire.
Ils brossent un vaste tableau permettant de saisir l'ensemble des enjeux, avant même d'aborder l'opération en tant que telle. Leur choix de l'inscrire dans un temps plus long, à partir de la première guerre mondiale, met au jour la généalogie, les acteurs et un cadre d'ensemble dans lequel il apparaît que, loin d'être une ligne droite menant à l'invasion, la politique allemande a largement varié au cours des deux décennies précédentes. Les relations entre l'Allemagne, celle de Weimar comme celle du IIIe Reich, et l'URSS ont connu nombre de revirements, au gré des objectifs -recherchés, à l'image du pacte Ribbentrop-Molotov de non-agression, conclu deux ans à peine avant " Barbarossa ".
L'affrontement qui se dessine à partir de l'été 1940, quand le Reich commence à élaborer ses projets d'attaque, va mettre aux prises deux adversaires dont les -armées ont connu d'importantes transformations. Surtout, " Barbarossa " s'annonce comme un affrontement d'une violence sans équivalent, hautement idéologique. Pour l'Allemagne, il s'agit d'un combat final, visant à mettre à bas l'ennemi " judéo-bolchevique " dans une victoire promise face à un " colosse sans tête aux pieds d'argile ". Afin d'y parvenir, non seulement les lois de la guerre sont totalement abolies, mais en outre une série d'ordres (les " ordres criminels ") -enjoint aux combattants d'éliminer commissaires politiques, saboteurs, hommes juifs…
Car l'objectif poursuivi, et d'abord, comme le soulignent les auteurs, selon la volonté d'Hitler, ne se réduit pas à la destruction de l'URSS. Il inclut l'asservissement de ses populations, et l'élimination de certaines d'entre elles. " Barbarossa " doit permettre au IIIe Reich tout à la fois de se saisir de territoires destinés à fournir l'" espace vital " revendiqué et de résoudre des problèmes économiques grâce à la capture de riches régions industrielles, agricoles et minières.
L'analyse proposée des phases successives de l'opération, qui débute avec les batailles aux frontières, suit non seulement les différents échelons militaires, depuis le commandement, assuré respectivement par Hitler et Staline, jusqu'au champ de bataille, mais également les politiques déployées de part et d'autre. Celle d'occupation mise en place par les Allemands, celle destinée à faire face à l'offensive du côté soviétique, souvent, elle aussi, d'une extrême violence – la défense du pays se fait au prix de mesures radicales contre les déserteurs ou les soldats battant en retraite. Pour le régime stalinien, la lutte contre l'ennemi intérieur est tout aussi importante que celle menée contre l'ennemi extérieur.
Les pertes colossales enregistrées par les Soviétiques dès les premières heures et les spectaculaires avancées allemandes cachent pourtant une autre réalité. Au bout de trois semaines, les soldats -allemands sont déjà à bout, non seulement en raison de renforts acheminés de façon continue côté soviétique, mais aussi parce que l'Armée rouge se bat férocement, loin de l'image de " sous-hommes " imprégnant l'esprit des soldats -allemands, certains d'un triomphe rapide, qui verrait une victoire en trois mois.
Cette croyance laisse peu à peu la place, à partir de la mi-juillet 1941, à la crainte d'un conflit plus long et plus dur qu'escompté. Si la défaite du Reich n'est pas encore à l'ordre du jour – il faudra -attendre la bataille de Stalingrad (17 juillet 1942-2 février 1943) pour que celle-ci commence à se dessiner –, en revanche ces difficultés servent à justifier une radicalisation de plus en plus grande et un accroissement vertigineux de la violence exercée. L'antisémitisme sous-tend l'invasion dès ses premières heures et les juifs, y compris les femmes et les enfants, finissent par devenir une cible militaire : leur assassinat en masse à partir de l'été 1941 – au moins 600 000 victimes jusqu'à fin décembre – fait partie intégrante, dans la logique allemande, des objectifs de guerre.
Mais Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri montrent également que " Barbarossa " ne se limite pas à un affrontement germano-soviétique. Et si à ce moment la guerre n'est pas encore mondiale – elle le devient à la fin de l'année 1941, à la suite de Pearl Harbor –, les implications et les enjeux qui s'y nouent en sont largement annonciateurs. L'Italie, la Finlande, la Hongrie, la Roumanie, la Slovaquie sont engagées aux côtés des Allemands, -tandis que le Japon fait peser une menace sur la Sibérie avant de s'en détourner et de lancer ses offensives en Asie. En face, Britanniques, mais aussi Américains, fournissent une aide plus que symbolique à l'URSS.
L'ouvrage, dense, parfois complexe en raison de l'enchevêtrement des structures, des administrations et des acteurs, multiplie les éclairages tout en remettant en question nombre d'idées reçues. La Wehrmacht était mal adaptée et numériquement insuffisante, tandis que l'Armée rouge disposait d'un équipement moderne, mais avait un encadrement déficient, non pas uniquement à cause des purges, mais pour tout un ensemble de raisons liées à l'organisation de la société soviétique et aux choix -stratégiques.
De même, la violence allemande fut loin d'être circonscrite aux seuls nazis, mais fut largement partagée par l'armée, à l'instar du général Halder, l'un des -concepteurs de " Barbarossa ", qui affirma la " nécessité d'utiliser la violence la plus brutale ". Quant au fait d'imputer l'échec devant Moscou à l'hiver russe, dont excipe en premier lieu Hitler, excuse reprise par ses généraux, alors que les raisons sont à trouver tant dans les -limites de l'armée allemande que dans la résistance et dans la valeur des combattants soviétiques.
L'ensemble constitue un ouvrage essentiel qui s'appuie sur une historio-graphie largement inconnue en France, venant ainsi combler une lacune et permettant de comprendre, au plus près du terrain, l'un des tournants majeurs de la seconde guerre mondiale.
Tal Bruttmann (historien)