Bousculés par les plates-formes américaines et les nouveaux usages des jeunes, les groupes audiovisuels accélèrent leurs transformations
Les chiffres laissent augurer des lendemains difficiles : chaque soir durant la saison 2018-2019, 900 000 téléspectateurs manquaient à l'appel devant le petit écran. Le temps passé devant la télévision traditionnelle s'est également réduit : une perte de plus de neuf minutes au premier semestre, à trois heures et trente minutes en moyenne par jour, selon une étude de Publicis Media citée, en juillet, par Les Echos. " La télévision française doit repenser sa manière de toucher le public ", a résumé, lundi 26 août, Takis Candilis, le directeur général délégué à l'antenne et aux programmes de France Télévisions, sur France Inter dans l'émission " L'Instant M ".
Le même jour, les antennes de France Télévisions étaient perturbées par un appel à la grève pour protester contre la suppression de la case d'information du " Soir 3 ". Après plus de quarante ans de bons et loyaux services, et malgré le soutien de nombreux élus locaux et d'une partie de la rédaction, elle disparaît.
La quasi-totalité de l'équipe est transférée sur Franceinfo afin de muscler la grille du soir de la chaîne d'information de l'audiovisuel public. Autre illustration du bouleversement en cours dans le paysage audiovisuel français, la stratégie du groupe M6. Le président du directoire, Nicolas de Tavernost, cherche à bâtir un " groupe plurimédia ", marqué en particulier par l'intégration de RTL et des chaînes du groupe Lagardère (Gulli, Canal J…) pour un montant de 450 millions d'euros.
Réductions d'effectifsLes experts prédisent depuis longtemps la fin de la télévision traditionnelle, bousculée par les plates-formes américaines, Netflix en tête, et les usages des plus jeunes, nourris à YouTube et au smartphone. En cette rentrée audiovisuelle, au-delà des nouveaux programmes et de l'habituel mercato des animateurs, c'est l'accélération des mutations en cours qui saute aux yeux. " Pour nous, l'année 2020 va être un tournant ", estime Stéphane Sitbon-Gomez, directeur de la transformation de France Télévisions.
En vérité, ce tournant, les grandes chaînes historiques l'ont déjà amorcé, poussées par le succès de la vidéo à la demande par abonnement. Leur puissance a été mise à mal par le poids de Netflix – qui, avec 5 millions d'abonnés, dépasse désormais les chaînes de Canal+ –, et elles doivent aujour-d'hui se préparer à l'assaut d'autres géants américains.
La plate-forme d'Apple pourrait arriver en France dès novembre, celle de Disney (Disney +) est attendue au printemps 2020 et Amazon muscle son catalogue. On prédit déjà une guerre du streaming. De quoi accélérer la fuite des téléspectateurs des chaînes traditionnelles ? Le risque est réel : le petit écran a beau encore rassembler quelque 44 millions de Français chaque jour, le nombre d'utilisateurs de services de vidéo à la demande payants a bondi de 60 % en un an, entre avril 2018 et avril 2019, selon Médiamétrie.
La concurrence agressive de ces plates-formes a déjà fait une victime : Canal+, qui avait imposé, depuis son lancement en France en 1984, le concept de la télévision payante. Face à la chute du nombre de ses abonnés, le groupe va supprimer près de 18 % de ses effectifs en France, soit 492 salariés. L'attrait du catalogue de Netflix et son prix y sont pour beaucoup. Mais la chaîne est aussi fragilisée par la perte des droits de retransmission de la Ligue 1 de football pour les saisons 2020-2024, raflés par l'espagnol Mediapro.
Du côté de la télévision en clair, les trois principaux acteurs (France Télévisions, TF1 et M6) ont jugé que la réponse passait par l'union. Au premier trimestre, leur plate-forme commune Salto doit être lancée. Le socle technique sera développé par M6, qui vient de recruter Thomas Sangouard, le directeur technique de la plate-forme Molotov, une interface de visionnage de la télévision. Selon ses promoteurs, on y trouvera le meilleur de la production française. Une réponse locale à un défi mondial, même si certains doutent de la capacité de Salto à s'imposer dans un marché marqué par une offre abondante.
Refonte éditoriale et structurelleLa plate-forme en ligne et sur abonnement, qui vise à proposer le meilleur des trois chaînes, s'est vu imposer un certain nombre de restrictions par l'Autorité de la concurrence sur l'achat des programmes, la distribution et la publicité. Les trois chaînes se sont ainsi engagées à limiter les possibilités d'achats couplés pour diffuser sur leurs antennes et sur Internet, et Salto ne pourra pas proposer plus de 40 % de son volume horaire en contenus audiovisuels acquis auprès des maisons mères en exclusivité.
Pour France Télévisions, le lancement de Salto est l'un des innombrables chantiers prévus par Delphine Ernotte d'ici à 2022. La patronne du groupe public, dont le mandat arrive à échéance en août 2020, s'est engagée dans une refonte à la fois éditoriale et structurelle, le tout dans un contexte de contraintes budgétaires fortes. Elle a finalement signé, en mai, un accord avec les syndicats – seul le SNJ ayant refusé de le faire – pour parvenir à rajeunir la pyramide des âges (actuellement de 50 ans) et à faire entrer de nouveaux profils plus numériques.
La direction vise la suppression nette de 900 postes (2 000 départs et 1 100 embauches). Outre Salto, la saison 2019-2020 sera marquée par le lancement, d'ici à la fin de l'année, d'une offre In-ternet pour les jeunes qui s'appel-leraOkoo, regroupant France 4, " Ludo ", " Zouzous ", et de la plate-forme éducative du service public.
France Télévisions entend aussi renforcer sa plate-forme en ligne gratuite France.tv pour en faire la première offre du groupe. Le site, qui donne aujourd'hui accès aux contenus des chaînes publiques en direct et en replay, proposera à l'avenir des fictions exclusives. France Télévisions a aussi été appelé par le gouvernement à augmenter le volume des programmes régionaux de France 3. C'est ce que doit permettre la diffusion sur la chaîne des matinales des 44 stations de France Bleu d'ici à 2022, après les expérimentations menées en Provence-Alpes-Côte d'Azur et en Occitanie.
Les changements ne concernent pas seulement les chaînes. Le gouvernement doit présenter la nouvelle loi sur l'audiovisuel destinée à remplacer celle de 1986. Les attentes sont fortes, les chaînes plaidant pour moins de régulations face à des concurrents internationaux qui ne sont pas soumis aux mêmes obligations, que ce soit sur la publicité ou le financement du cinéma. Le ministre de la culture, Franck Riester, a prévu d'en dévoiler les grandes lignes à la mi-septembre, avant que le Parlement en débatte, début janvier 2020.
Alexandre Berteau et François Bougon