Avec " Une bête au Paradis ", la romancière signe un conte cruel de l'amour et de la folie
Les âmes sauvages de Cécile Coulon

C'est Marianne qui avait planté la pancarte à l'entrée du chemin de terre, là où s'arrêtait la route. " Vous êtes arrivés au Paradis. " Mais comment donc s'appelait celui qui, des siècles avant, avait, le premier, donné ce nom édénique à ce coin de terre ? On était religieux à ces époques et, sans doute, le bonhomme avait-il en tête le psaume de David qui parlait de verts -pâturages et d'eaux tranquilles. " Rien ne  saurait me manquer. " Il faut bien reconnaître qu'en arpentant le domaine on ressentait une sorte de plénitude. Car enfin, tout y était. Des champs, de larges prairies, un chapelet d'étangs dont le plus grand faisait comme une mer intérieure, des bois à l'horizon.

Des générations s'étaient succédé à la ferme, avaient semé, planté, récolté. S'étaient occupées du bétail, des couvées. Sans jamais ménager ni les efforts ni la peine. Au point d'ailleurs que la vie au Paradis devait ressembler plutôt à un épuisant purgatoire. Le père de Marianne, " un bougre de travail ", en était mort à la tâche. Sa femme, Emilienne, avait pris la relève. Forte, inébranlable. A 18  ans, Marianne, l'héritière, ne se sentant pas de rivaliser avec sa mère, était partie à la ville. Elle était rentrée, quelques années plus tard, avec un Etienne. Un étudiant en géographie assez ignorant de la campagne, mais qui, grâce à elle, et pour elle, était tombé sous le charme de l'endroit. Jours heureux. La pancarte date de ce temps-là. Sauf que Marianne et Etienne se sont tués en voiture. Laissant à Emilienne deux petits orphelins. Blanche, 5  ans, et Gabriel, 3  ans.

Une bête au Paradis, le nouveau roman de Cécile Coulon, déroule une histoire de famille, de lignée, d'attachement à la terre. Il est construit comme une tragédie, où chacun des protagonistes entrant en scène ne peut échapper au destin qui -l'attend. Le domaine du Paradis est en -effet un huis clos barbelé. Les frontières sont fermement posées autour de sa vaste étendue. Chacun vieillit, grandit, aime, souffre, à l'intérieur de ses limites. Il se révèle une prison pour les uns, un piège pour les autres.

Violence contenue

Au centre, la ferme, avec son logis, les chambres chargées d'inquiétante mémoire. Autour, les bâtiments, les dépendances : granges, étable, poulailler, souille aux cochons. On vit à l'heure des bêtes, au rythme des saisons. La violence est contenue. Elle fuse quelquefois, mais le plus souvent en dehors de cet étrange fief : au marché, au bar du village. Emilienne fait régner l'ordre dans la maisonnée. Auprès de ses petits-enfants et de Louis aussi, un adolescent d'une dizaine d'années plus âgé qu'eux, et qu'elle a recueilli alors qu'il se faisait battre sans cesse par son père. De lui, elle fera " un homme utile ", mais il restera, toujours, malgré son absolue fidélité, sa soumission, une simple pièce rapportée. " Tais-toi, Louis. "

Les enfants vont grandir. Gabriel renfermé, fuyant, inconsolable de la mort de ses parents. Blanche, l'aînée, vive, intelligente, prompte, semble-t-il, à cicatriser ses malheurs et qu'Emilienne regarde, rassurée quant à l'avenir des terres. A 16  ans, lorsqu'elle rencontre Alexandre au lycée, elle sait, au moment où elle se donne, que celui-là sera l'homme de sa vie. Il y a de la gravité dans l'abandon. On n'aime qu'une fois au Paradis. Mais le jeune homme veut une autre existence, loin du domaine, du village, de son enfance rurale. Il abandonne Blanche pour ses rêves et ses ambitions. En elle, quelque chose se fissure, se fend, se -détache. A jamais.

Avec ce texte, Cécile Coulon continue la veinure sombre du Roi n'a pas sommeil et de Trois saisons d'orage (Viviane Hamy, 2012 et 2017). Des romans, des secrets et des étouffements. Des empêchements, des remords fuyants. S'y nattent les désirs, la sauvagerie, les peurs. Au cœur d'une -nature attirante et hostile qui quitte le décor pour se faire, à part entière, personnage, acteur, de l'intrigue et de ses accidents. Dans Une bête au Paradis, elle laisse monter une oppressante tension de chaque instant, qui se charge d'angoisse, d'attente des drames à venir. Colères et monstrueux chagrins. Sensualité trouble. Cécile Coulon égare son lecteur, l'embarque sur de fausses pistes, pour le ramener au dénouement qu'il pressentait. En pire.

Conte cruel de l'amour, de la folie, de la possession, ce livre est peut-être le plus proche, le plus intime de la romancière. En témoigne un ton moins retenu, moins dompté. Qui sait de quel lointain elle tire cette acuité des souffrances de Blanche ? Pour Les Ronces (Le Castor astral, 2018), son recueil de poèmes récompensé par  le  prix Guillaume-Apollinaire, elle avait  écrit, sur la quatrième de couverture : " On se remet de tout mais jamais à  l'endroit. "

Xavier Houssin

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