Jean Lopez : " Pour Budapest, Bratislava ou Bucarest, le grand moment, ce sont les six mois de “Barbarossa” "

L'historien veut rapprocher les différences de perception de la guerre à l'ouest ou à l'est de l'Europe

Journaliste et historien, Jean Lopez dirige le magazine bimestriel Guerres &  Histoire, qu'il a fondé en  2011. Il est l'auteur d'une douzaine de -livres, dont, avant Barbarossa, deux coécrits avec l'historien Lasha Otkhmezuri, Grandeur et misère de l'Armée rouge (Seuil, 2011) et Joukov. L'homme qui a vaincu Hitler -(Perrin, 2013).



Comment ce projet est-il né ?

Après Joukov, mon camarade et moi avions envie de continuer à travailler ensemble. J'avais déjà écrit sur les grandes opérations de la période 1942-1945. Il restait le gros morceau : l'opération " Barbarossa ". Nous avions le sentiment d'avoir, à nous deux, les bons outils pour cela. Je ne me débrouille pas mal avec le monde germanique, Lasha avec l'Europe de l'Est. Nous pouvons -surveiller, d'un côté, les vagues de divulgation des archives russes, et de l'autre tout ce que publient les historiens allemands. Depuis une vingtaine d'années, ils font un effort colossal sur les campagnes contre l'URSS, en pratiquant une histoire militaire très fine, qui intègre de l'économie, de la sociologie, de l'anthropologie… Lasha a également sillonné l'est de l'Europe pour faire une centaine d'entretiens avec des anciens combattants, jusqu'à ce que cela devienne difficile pour lui de travailler en Russie, et même un peu dangereux. C'est un Géorgien, il n'est pas le bienvenu dans la -Russie de Poutine, surtout pour revenir sur ce passé.



Une grande part de vos sources étaient jusque-là inaccessibles en français…

Traduire ces archives ou ces travaux d'historiens est hors de prix, et les Français manquent d'appétit pour l'histoire de la guerre à l'Est. Il me semble pourtant que tout bon Européen devrait se poser la question de la fracture qui, sur le sujet, coupe le continent en deux. Il suffit de se promener à Budapest, Bratislava ou Bucarest pour voir que nous ne parlons pas de la même chose. Pour eux, le grand moment, ce n'est pas 1940 et la campagne à l'Ouest, ni 1944 et la -libération par les Anglo-Saxons : ce sont les six mois de " Barbarossa ", en  1941, et,  en  1944, l'opération " Bagration " - 22  juin-19  août - , soit la libération-occupation par l'Armée rouge. Nous sommes en Europe ensemble. Il est dommage de ne pas tenter de rapprocher nos visions.



Les erreurs dues aux biais -idéologiques, dans les deux camps, sont un des axes du livre. Staline, par  exemple, ne croyait pas à la -réalité de la menace…

Il s'est laissé surprendre le 22  juin 1941, malgré une quantité industrielle d'indices. Il a été égaré par l'importance de la coopération économique avec le Reich, entre 1939 et 1941, par les profits que les Allemands en tiraient. En bon bolchevique, il croyait que le patronat allemand était un acteur de premier ordre, et qu'Hitler était sa marionnette. C'est d'ailleurs une idée que certains remettent au goût du jour en ce moment. On ressort toujours les mêmes textes sur les réunions entre Hitler et les patrons, bien que jusqu'en  1939 le patronat n'ait pas joué le jeu de l'investissement que lui demandait Hitler. C'était un des problèmes de l'outil de guerre allemand, qui s'est révélé sous-dimensionné. Ce sera un facteur de l'échec de " Barbarossa ", et donc de la défaite finale.



C'est l'antisémitisme qui apparaît, chez les Allemands, comme le biais principal…

Au cours de nos recherches, nous sommes sans cesse tombés sur le mythe du " judéo-bolchevisme ", le fantasme selon lequel l'URSS était une créature des juifs. Il crée une déformation constante du réel au long de l'opération. On le voit dans les rapports des officiers. Si la résistance est acharnée, cherchez les juifs. Paradoxalement, les juifs, décrits dans Mein Kampf comme un peuple incapable de rien faire, sont censés tenir l'URSS, et faire courir un danger militaire au Reich. Quand il a été question d'attaquer Kiev, le principal -argument invoqué par Hitler pour refuser était qu'un tiers de la population était juive : la bataille serait terrible. Alors qu'avoir Kiev permettait de prendre à revers la défense soviétique. Ce mythe sera moins fort en 1942-1943, mais, en 1941, il est au centre de tout. Il est déterminant dans le début de la Shoah.

Ce qui me frappe, en particulier, c'est le basculement de la fin juillet  1941. Jusque-là, les troupes allemandes tuaient essentiellement des hommes juifs en âge de combattre ; il y avait, si l'on veut, quelque chose de " rationnel ". Après, les femmes et les enfants sont systématiquement exécutés. En fouillant les rapports, on voit que cela correspond à des demandes répétées de la -Wehrmacht, concernant la sécurisation des arrières. Un général, Max von Schenckendorff, parle par exemple des marais du Pripiat, aux confins de la Biélorussie et de l'Ukraine, en disant qu'une base juive s'y constitue. Il faut " nettoyer " ça : massacrer la population. C'est le moment où les effectifs de police, de SS et de supplétifs venus de pays de l'Est passent de 3 000  à 27 000 hommes. L'outil exterminateur est constitué. On quitte le domaine militaire, et c'est aux spécialistes de la Shoah de dire à quoi tout cela répond. Nous avons plutôt regardé la manière dont fonctionnent les rouages de la machine qui se met alors en place.

Propos recueillis par T. Br. et Fl. Go

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