Revenir à Bruxelles (via la Chine)

Pour écrire " La Clé USB ", pseudo-thriller et véritable retour à soi, Jean-Philippe Toussaint s'est mué en spécialiste de la prospective et des cryptomonnaies

En  2003, dans le cadre d'une enquête sur ce qu'" écrire l'Europe " veut dire, Jean-Philippe Toussaint proposait que sa réponse ne fût pas traduite en anglais –  comme il est de règle dans les publications internationales –, mais plutôt en chinois, car, notait-il, " j'ai l'intention de faire un détour par l'Asie, afin de trouver la distance nécessaire pour saisir la possible spécificité européenne de mes livres ". On sait que le décentrement et la translation sont des moteurs essentiels de l'œuvre de l'écrivain. Dans La Clé USB, son premier vrai " roman " depuis 2013 et la fin du cycle de Marie (M.M.M.M., Minuit, 2017), entamé en  2002, l'Asie joue à nouveau un rôle de court-circuit.

A l'origine de ce nouveau livre, indique Toussaint, se trouvaient en effet deux éléments très différents : " Le premier, c'est l'envie très ancienne que j'avais d'évoquer Bruxelles dans un roman, Bruxelles qui est la ville où je suis né et où je vis toujours, Bruxelles qui est le siège de l'Union européenne. C'est à la mort de mon père, en  2013, que j'ai senti que l'heure était venue de m'atteler à la tâche. C'est comme s'il me passait symboliquement le relais, comme si l'écriture de ce livre était un acte de filiation. Le deuxième élément, qui est venu se greffer là-dessus, c'est la proposition que m'a faite un ami anglais de présenter un de mes romans lors d'une retraite de prospective qu'il organisait près de Londres. Je ne connaissais quasiment rien de la prospective stratégique à l'époque, et j'ai découvert là un continent fascinant. " Mais, se dit Toussaint, la prospective (qui consiste à imaginer des scénarios d'avenir pour des gouvernements ou des entreprises) n'est pas un sujet suffisamment " affriolant " pour emplir à elle seule un roman.

D'où l'idée d'ajouter un élément de mystère et de suspense : une clé USB égarée contenant des documents secrets. Par ailleurs, l'auteur de Fuir (Minuit, 2005)avait envie de situer à nouveau un roman en Chine. " Pas seulement parce que cela me plaisait (ce qui aurait pu être une raison suffisante), mais parce que la Chine représente à mes yeux le monde -contemporain, le monde tel qu'il est en train de changer sous nos yeux. C'était déjà vrai en  2005, ça l'est d'autant plus aujourd'hui. " Et voilà comment, d'aéroports en halls d'hôtel et de Bruxelles à Tokyo, on se retrouve à Dalian, en Chine, où tournent des usines de minage de bitcoins. Le sujet initial du roman est détourné une première fois grâce à des révélations sur une porte dérobée insérée dans le code d'une machine à miner fabriquée en Chine – on se rappelle que Huawei, entre autres, a été soupçonné d'avoir intégré des backdoors dans ses équipements pour pirater les données de ses utilisateurs : " J'ai découvert un monde trouble, avec des enjeux géostratégiques complexes et un arrière-plan de cybercriminalité. "

Si l'on savait peu de chose sur la prospective et Gaston Berger (1896-1960) – à qui l'on attribue la paternité de cette discipline –, ou sur l'univers des mineurs de cryptomonnaie, on devient presque expert en lisant La Clé USB. " Je n'ai jamais réuni autant de documentation pour un livre. Je l'ai fait de -façon systématique ", explique Toussaint : plus d'une dizaine d'entretiens préparatoires tout au long de l'année 2017, quantité de lectures sur l'Europe et la prospective. Ne reste plus, ensuite, qu'à tout oublier. " Dans chacun des livres qu'on écrit, il y a une énorme part submergée, qui nourrit le texte, qui l'hydrate, mais qui doit rester invisible. On peut la deviner, la pressentir, mais pas davantage. La difficulté, aussi bien avec la documentation qu'avec le style, c'est qu'à l'arrivée, il ne faut pas qu'ils se voient. " A partir de janvier  2018, l'écriture proprement dite commence, " comme d'habitude, à Ostende et en Corse. Une grande partie du travail se fait mentalement, lors de mes balades sur la plage d'Ostende ou le long de routes corses désertes, la montagne dans mon dos et la mer à perte de vue. C'était là mon bureau, en pleine nature, je tournais des phrases dans mon esprit, j'échafaudais des scènes du roman. " Seule différence avec les livres précédents : l'écrivain-marcheur dicte des notes sur son smartphone, qu'il retranscrit en arrivant.

Si La Clé USB connaît un premier décentrement en quittant l'Europe pour la Chine, un second détour, de genre cette fois, vient donner une tournure radicalement différente au roman. " Je crois que c'est le plus romanesque de mes livres. Mais c'est aussi le plus personnel, le plus autobiographique à un certain égard, confie Jean-Philippe Toussaint. Il y a ce double mouvement à l'œuvre dans le roman, d'abord un mouvement qui s'éloigne de moi-même, qui va explorer les territoires de la fiction, où je construis une mécanique purement romanesque, proche du roman d'espionnage ou du roman policier, et en même temps un mouvement qui revient vers moi et la vérité de ma vie personnelle. Et, à la fin du livre, ces deux dimensions entrent en collision. Alors que le narrateur est pris dans l'enchaînement des événements de sa vie professionnelle, sa vie privée lui revient douloureusement à la figure et le ramène à ses racines, à son intimité, à son enfance. " Le texte se dépouille ainsi lui-même, exhibe et arrache sa doublure dans un même mouvement : le travail de la fiction s'y révèle comme un déplacement perpétuel, un absentement insaisissable plutôt qu'une construction imaginaire.

éric Loret

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