Le premier ministre britannique suspend le Parlement jusqu'au 14 octobre, déclenchant une vague d'indignation au Royaume-Uni
College Green, le parc qui fait face à Westminster, s'est très rapidement couvert de monde. Familles de vacanciers, députés, militants, cadres tout juste sortis du bureau… Il est 17 h 30, mercredi 28 août, il fait encore beau à Londres, ils sont plusieurs milliers à s'être spontanément rassemblés dans ce lieu emblématique des manifestations anti-Brexit, face au Parlement britannique, et ils scandent à pleine gorge : " Stop the coup ! Stop the coup ! Stop the coup ! - arrêtons le coup d'Etat ! - ".
Le matin même, le premier ministre, Boris Johnson, a créé la surprise en annonçant la suspension du Parlement britannique pour cinq semaines, à partir de début septembre (entre le 9 et le 12) et jusqu'au 14 octobre, ne laissant plus aux députés qu'une petite semaine, début septembre, puis une quinzaine de jours, fin octobre, pour discuter d'un deal ou d'un " no deal " (Brexit sans accord) avant le couperet du 31 octobre, date prévue pour la sortie de l'Union européenne (UE).
" On va se battre, jusqu'au bout "Le but du premier ministre, qui répète tous les jours qu'il veut réaliser le divorce d'avec l'UE dans les temps, paraît évident. Sa décision, qui a été approuvée par Elizabeth II dans l'après-midi – la reine est tenue de mettre en uvre les décisions du gouvernement – va drastiquement limiter la marge de manuvre des parlementaires hostiles à une sortie de l'UE, qui souhaitaient mettre à profit le mois de septembre pour faire dérailler un éventuel " no deal ". Ils ne pourront pas débattre du Brexit avant le 21 octobre, dix jours avant l'échéance, ont calculé les médias britanniques.
Mardi 27 août, une centaine de députés, dont des travaillistes, des démocrates -libéraux (lib-dem), des Verts, des indépendantistes écossais et quelques transfuges de chez les conservateurs, avaient justement réussi à mettre leurs divisions de côté pour signer une " déclaration de Church House ", afin d'empêcher une sortie de l'UE sans accord.
" Il ne s'agit pas du tout d'empêcher les parlementaires de stopper un “no deal” ", s'est défendu M. Johnson, mercredi. " Ils auront amplement le temps ", en octobre, de débattre " de l'UE, du Brexit et de tous les autres sujets d'actualité ". L'argument n'a pas franchement porté dans un pays qui a littéralement vu naître la démocratie parlementaire, et où Westminster est couramment désigné comme la " mother of Parliaments " (" la mère des Parlements ").
Sa décision a au contraire suscité une très forte émotion chez les députés, à un moment pourtant crucial de l'histoire nationale. Mais aussi chez tous les opposants au divorce d'avec l'UE et au " no deal ", qui crient au déni de démocratie : comment le Brexit, censé rendre leur souveraineté aux législateurs britanniques et les libérer du joug de la Cour européenne de justice, a-t-il pu être dévoyé à ce point ?
Qui plus est, le premier ministre, qui veut fermer d'autorité le Parlement, n'a pas été élu par la population, mais désigné en juillet par moins de 180 000 adhérents conservateurs, après la démission de Theresa May. A en croire un sondage à chaud, mené par l'institut YouGov, mercredi, 47 % des personnes interrogées considéraient comme " inacceptable " une suspension du Parlement en pleine crise du Brexit, contre seulement 27 % estimant le contraire. La pétition " Do not prorogue Parliament ", mise en ligne mercredi, en fin d'après midi, avait dépassé le million de signatures en soirée.
" Je suis folle de rage ! Ce Parlement est le nôtre, pas celui de Boris ", hurle Eloise Todd, une trentenaire, dans un micro qui circule sur la pelouse de College Green. " Il compte sur le fait qu'on ne va pas bouger, qu'on va rester silencieux. Mais on va se battre, jusqu'au bout, pour révoquer cette suspension ", ajoute la militante anti-Brexit, habituée du lieu. Même colère chez Michael, un jeune cadre qui explique " avoir passé la journée au bureau à trépigner " et " avait besoin de sortir, de manifester ce soir ". Car " ce qui est en jeu, c'est bien plus que le Brexit, c'est notre démocratie ! Il faut qu'on occupe le Parlement ". Debby, une quinquagénaire en short, lui succède : " Boris dit vouloir défendre la démocratie en fermant le Parlement, vous y croyez, vous ? Noooon ! "
" Profondément antidémocratique "Traditionnellement neutre, mais concerné au premier chef, John Bercow, le président de la Chambre des communes, a dénoncé " un outrage constitutionnel ", car " il est parfaitement évident que l'objet de cette prorogation - suspension - est d'empêcher le Parlement de débattre du Brexit et de faire son devoir ". La décision de M. Johnson est " profondément antidémocratique ", a affirmé Philip Hammond, l'ex-chancelier de l'Echiquier, conservateur, et notoirement opposé au " no deal ". Même réaction outrée de Lord Michael Heseltine, ancien ministre et figure respectée chez les conservateurs : " Un gouvernement qui a peur du Parlement a peur de la démocratie. J'espère que tous les députés, conscients de cette humiliation, vont utiliser tous les moyens légaux et les armes constitutionnelles pour bloquer - cette décision - . "
La suspension du Parlement est-elle légale ? Au-delà de l'émotion, la question était aussi sur toutes les lèvres, mercredi. Dans un pays sans Constitution codifiée, où les institutions se reposent sur la tradition pour fonctionner, la réponse n'a rien d'évident. " Cettesuspension du Parlement n'est pas anticonstitutionnelle ", estime Georgina Wright, experte du think tank Institute for Government. " Il est dans les usages qu'un nouveau premier ministre convoque un nouveau Parlement en mettant fin à une session parlementaire en cours. Mais, en général, la prorogation ne dure pas aussi longtemps ", ajoute l'experte. D'habitude, pas plus d'une semaine : il faut remonter à 1945, dans l'histoire récente du Royaume-Uni, pour trouver une suspension d'une telle durée.
Très respectée, la constitutionnaliste Meg Russell a relevé, au micro de la BBC, le caractère " extraordinaire " de la décision du premier ministre et marqué très nettement sa réprobation. " Le Royaume-Uni a toujours eu une Constitution politique non écrite. Mais cette Constitution politique repose sur le fait que ses principaux acteurs respectent les traditions. A ignorer les précédents, spécialement en temps de crise, on peut dire que le premier ministre agit de manière inconstitutionnelle ", a-t-elle expliqué.
Quelles seront, dans les jours qui viennent, les conséquences du " coup " de Boris Johnson ? Va-t-il rajouter à la confusion nationale, la crise démocratique et politique se doublant désormais d'une profonde crise institutionnelle ? Et quid du rôle de la reine, traditionnellement au-dessus des partis, qui a bien pris garde jusqu'à présent de se laisser entraîner dans le tourbillon du Brexit ? Va-t-elle devoir prendre position ? Mercredi, Jœ Swinson, la présidente des lib-dem, et Jeremy Corbyn, le leader des travaillistes, ont réclamé une audience royale " urgente ", pour empêcher la manuvre du premier ministre.
La suspension annoncée va probablement galvaniser les opposants à un " no deal " et les opposants au Brexit, désormais conscients de l'extrême urgence à agir. Une première réplique, judiciaire, se dessinait dès mercredi soir. Quelques dizaines de députés remainers et des avocats, dont la militante anti-Brexit Gina Miller, comptaient, selon les médias britanniques, saisir la Haute Cour de justice britannique sur la décision de M. Johnson, espérant un barrage pur et simple.
Au Parlement, qui siégera à nouveau le 3 septembre, après la pause estivale, une course contre la montre va également s'engager. Mardi, les députés d'opposition ne voulant pas d'un " no deal " s'étaient entendus sur une stratégie législative, une " prise de contrôle " de l'agenda parlementaire. L'objectif : amender une proposition de loi et obliger le gouvernement à réclamer à Bruxelles un décalage de la date du Brexit. La manuvre avait déjà été tentée au printemps, avec succès, mais elle avait nécessité de longues semaines de tractations. Elle paraît désormais plus compliquée, en raison de la réduction des délais d'ici au 31 octobre.
Total cynismeLes commentateurs pariaient plutôt, ces dernières heures, sur l'organisation de soumettre M. Johnson à un vote de confiance, dans l'espoir de le faire chuter. Les opposants au " no deal " avaient repoussé ce scénario à plus tard ces derniers jours, de peur, s'ils parvenaient à leurs fins, d'installer malgré eux Jeremy Corbyn au 10 Downing Street. S'ils s'en saisissent de nouveau, il s'agira de convaincre les députés conservateurs remainers de s'y associer. Ce qui n'a rien d'évident : leur loyauté serait mise à rude épreuve dans un parti où cette valeur est cardinale. Mais, sans ces effectifs tory, les opposants à un " no deal " n'atteindront pas la majorité requise. " Il va devenir de plus en plus difficile pour des gens comme moi de conserver notre confiance dans ce gouvernement ", a déclaré l'ancien procureur général Dominic Grieve, une des figures des conservateurs anti-Brexit.
Avec sa décision controversée, le premier ministre, souvent caricaturé comme un bouffon en Europe, a en tout cas démontré une étonnante détermination. Et un total cynisme. " Si les députés parviennent à faire aboutir un vote de confiance, la semaine prochaine, nous ne démissionnerons pas, -assurait une source gouvernementale anonyme, citée par le Financial Times, mercredi. Nous dissoudrons le Parlement et appellerons à des élections générales entre le 1er et le 5 novembre. " Soit après la sortie de l'UE, le 31 octobre. Qui, de Boris Johnson ou des parlementaires, des brexiters ou des opposants à un " no deal ", gagnera la bataille ? Elle s'annonce en tout cas historique, et- -saignante.
Cécile Ducourtieux