Un crâne vieux de 3,8 millions d'années permet de décrire cet homininé et interroge ses relations avec Lucy
En paléontologie humaine, pour qu'une espèce sorte vraiment de l'anonymat, un crâne fossile est un bonus évident. Il y a certes de brillantes exceptions, comme la célèbre Lucy. Mais ses 52 fragments osseux, son ancienneté record à l'époque de sa découverte en 1974 (plus de 3 millions d'années) et le coup de génie d'un surnom bien plus évocateur que l'abscons Australopithecus afarensis ne pouvaient laisser personne indifférent.
A l'inverse, Australopithecus anamensis vous dit-il quelque chose ? Cette espèce a été proposée en 1995 par la paléoanthropologue Meave Leakey après la découverte de 21 fragments de fossiles sur deux sites kényans – mâchoire, dents, morceaux de crâne… – datés entre 3,9 et 4,2 millions d'années. Mais rien dans ces restes, ni dans ceux trouvés depuis, ne permettait de donner un visage à cet homininé.
C'est désormais chose faite, avec la publication, dans la revue Nature, de deux études décrivant un crâne découvert en 2016 en Ethiopie sur le site de Woranso-Mille par une équipe internationale dirigée par Yohannes Haile-Selassie (Muséum d'histoire naturelle de Cleveland, université d'Etat de Pennsylvanie). " Nous travaillons depuis des années sur ce terrain, a raconté le chef de mission lors d'une conférence de presse téléphonique, mardi 27 août. Le 10 février 2016, nous avons trouvé ce crâne d'abord en deux grands morceaux, affleurant dans un terrain sédimentaire daté de 3,8 millions d'années. "
" Face plus massive "Des pièces supplémentaires ont été exhumées dans la zone alentour, couverte de crottes de chèvres sur une trentaine de centimètres d'épaisseur. De l'ordure jaillit une pépite : " C'est le premier spécimen qui nous donne un aperçu de ce à quoi A. anamensis ressemblait ", se réjouit Yohannes Haile-Selassie.
L'équipe en propose une reconstitution éloquente : la face aplatie, allongée, donne à MRD (le nom de code du spécimen) une " apparence simiesque ", remarque le chercheur. Au fil de l'évolution, la lignée humaine a vu son visage perdre ce prognathisme – probablement à la faveur de changements de régime alimentaire, devenu plus carné, modifiant les forces de mastication s'exerçant sur la structure osseuse, avance-t-il.
Stephanie Melillo (Institut Max-Planck d'anthropologie évolutive, Leipzig), cosignataire des travaux publiés dans Nature, souligne aussi que " MRD se trouvait juste au début du processus qui a vu la face des australopithèques devenir plus massive ".
Comme toujours, le crâne présente une mosaïque de caractères évoquant des espèces plus anciennes et d'autres d'aspect plus moderne. Il est doté d'une crête sagittale, sa constitution est " robuste ", précisent les chercheurs. Ses canines sont parmi les plus grosses connues chez les premiers homininés. Mais ces quenottes restent de taille inférieure à celles trouvées chez les primates non humains, ce qui exclut pour les auteurs qu'il se soit agi d'un singe disparu.
" Ces caractéristiques suggèrent que MRD était un mâle, en dépit de la petite taille générale du spécimen ", écrivent-ils, soulignant qu'elles en font aussi un homininé plus primitif qu'A. afarensis, espèce à laquelle appartient Lucy.
La découverte de ce crâne change en outre les relations supposées entre les deux espèces : on a longtemps supposé qu'afarensis (daté entre 3,8 et 3 millions d'années) " descendait " d'anamensis (4,2 à 3,8 millions d'années), de façon linéaire. Mais la comparaison de MRD avec un fragment de crâne vieux de 3,9 millions d'années, BEL-VEP-1/1, précédemment trouvé dans l'Afar éthiopien, vient questionner cette interprétation : les deux ossements ne correspondent pas, si bien que BEL-VEP-1/1 peut désormais plus sûrement être attribué à un afarensis.
Problème : dans la mesure où il date de 3,9 millions d'années et que MRD a " seulement " 3,8 millions d'années, on se retrouve avec un recouvrement de 100 000 ans entre les deux espèces. L'ancêtre putatif et ses descendants auraient-ils cohabité ?
Cette aporie pourrait n'être qu'apparente. Ce recouvrement de 100 000 ans invite, selon Yves Coppens, le codécouvreur de Lucy, à revisiter des schémas évolutifs parfois trop linéaires : " Je ne suis pas sûr que certains anamensis n'aient pas donné afarensis, tandis que d'autres anamensis continuaient leur route de leur côté jusqu'à l'extinction. " L'isolement des populations aurait ainsi pu faciliter ces évolutions déconnectées.
Ce qui ne fait désormais plus de doute, souligne Yves Coppens, " c'est que cela confirme l'existence d'anamensis " en tant qu'espèce distincte : " Il s'agit d'une pièce superbe. Ce crâne présente à la fois des caractères de Toumaï - un fossile de 7 millions d'années trouvé au Tchad - , comme la longueur du crâne. Mais on trouve sur MRD aussi des traits qui rappellent Paranthropus aethiopicus, qui vient plus tard ", il y a 2,5 millions d'années. Que cela annonce des filiations ou pas, des convergences ou des parallélismes dans l'évolution reste une question ouverte, note le paléontologue.
" Lucy marchait, mais mal "La découverte de MRD repose aussi la question de la place évolutive de Lucy et de ses pareils dans l'apparition du genre Homo, dont nous sommes directement issus. Longtemps, la frêle Ethiopienne a été présentée comme la grand-mère de l'humanité, notamment dans le monde anglo-saxon. La contemporanéité partielle avec anamensis et d'autres australopithèques concurrents va affaiblir cette hypothèse, déjà fragile pour nombre de paléontologues.
" Lucy marchait, mais mal, alors qu'Homo n'est plus guère grimpeur et peut courir ", rappelle Yves Coppens. Deux espèces ont plus sa faveur en tant qu'ancêtres du genre Homo : " J'aime bien Kenyanthropus platyops - 3,5 millions d'années - et au Tchad Australopithecus bahrelghazali - même époque - . " " Cela donne plus de candidats comme ancêtres du genre Homo ", estime lui aussi Yohannes Haile-Selassie, qui se garde de trancher.
Mais revenons à MRD. Dans quel environnement évoluait-il, et comment vivait-il ? L'analyse des dents, pour préciser son régime alimentaire, n'a pas encore été conduite. Celle des sédiments dans lesquels il a été trouvé indique la présence d'un lac, d'une rivière et d'un delta.
" Le lac était légèrement salé ", précise Florence Sylvestre (laboratoire Cerege, Aix-en-Provence), qui en a analysé les diatomées, des algues dotées d'un squelette de silice – et a eu la surprise d'y trouver des espèces marines, une présence encore inexpliquée. L'étude des pollens révèle de son côté la présence d'acacias et d'autres arbres bordant ce lac et les cours d'eau, qui l'alimentaient de façon pérenne.
" La région était déjà aride depuis 12 millions d'années. Les australopithèques étaient arboricoles dans une région où il n'y avait quasiment pas d'arbres, note Doris Barboni, elle aussi du Cerege, qui a conduit ces analyses palynologiques. Les seuls endroits où ils pouvaient survivre étaient ces bords de lacs et de rivières. Ce genre d'environnement a disparu il y a 3 millions d'années, quand l'aridité s'est encore accrue. Et les australopithèques ont disparu. " Homo prenait alors le relais, mais c'est une autre histoire.
Hervé Morin