L'esprit ironique et la virtuosité mimétique de l'écrivain éclatent dans ce renversement de l'histoire que propose " Civilizations "
En 2010, Laurent Binet faisait une entrée éclatante sur la scène littéraire avec HHhH, qui retraçait l'exé-cution du chef nazi Reinhard Heydrich par deux résistants. Le jeune auteur y exposait ses scrupules et revendiquait une éthique du roman, impliquant notamment le refus de transformer l'histoire et ses personnages en matériau fictionnel. " Tout le monde trouve ça normal, bidouiller la réalité pour faire mousser un scénario ", déplorait-il.
Neuf ans plus tard, voilà pourtant Binet qui s'empare de l'histoire pour lui imposer un autre cours. Son nouveau roman, Civilizations, imagine ce que serait le monde si Christophe Colomb n'avait pas découvert l'Amérique, et si les Incas avaient envahi l'Europe. Procédant ainsi, ne retombe-t-il pas dans le " bidouillage " que dénonçait HHhH ? Assis dans son appartement parisien du 20e arrondissement, l'ancien professeur de français se récrie vigoureusement : " Non non non, renverser l'histoire, ce n'est pas la bidouiller ! Ce qui me gênait avec Les Bienveillantes, de Jonathan Littell - Gallimard, 2006 - , c'est que la fiction devenait falsification. Moi je ne prétends pas convaincre qui que ce soit que Colomb n'est jamais revenu des Caraïbes… Pas plus que, dans mon précédent roman, La Septième Fonction du langage - 2015 - , je ne prétendais faire croire que Roland Barthes avait été assassiné ! Ce que je demande à la fiction, c'est de s'exhiber comme telle. Dans Inglorious Basterds - 2009 - , Tarentino casse le lien avec le réel, il invente l'assassinat d'Hitler, et le plaisir vient de là, de cet écart explicite entre la vérité de l'histoire et ce qu'en fait la fiction. "
Binet sait entretenir ce plaisir de l'écart, briser la crédulité des lecteurs. Sa méthode ? Conjuguer écriture ironique et euphorie du pastiche. Avec Civilizations, l'esprit ludique est d'emblée présent, puisque le " z " du titre fait référence à l'univers d'un jeu vidéo, charriant à la fois un délire de toute-puissance (reprendre l'histoire à zéro) et un déferlement de second degré : " Par définition, le genre de l'uchronie est traversé par l'ironie, tout le texte se trouve déjà à un deuxième niveau par rapport à la réalité historique ", observe Binet, qui aime parsemer son roman de décrochages féconds, d'anachronismes tantôt discrets (une citation de Musset bizarrement déplacée), tantôt loufoques (une pyramide aztèque dans la cour du Louvre), autant de procédés qui permettent de maintenir le lecteur joyeusement aux aguets.
C'est d'autant plus nécessaire que l'esprit ironique, chez Laurent Binet, est indissociable d'une virtuosité mimétique, susceptible de méduser. Dans Civilizations, il s'amuse avec les codes de la saga viking, réécrit le journal de Colomb, se prend pour -Voltaire et même, à la fin, pour Cervantès. Multipliant collages et réminiscences, reprenant parfois des passages entiers de telle -chronique du XVIe siècle (celle du- -conquistador Bernal Diaz del Castillo), Binet colonise de vastes -territoires littéraires : " Quand j'étais petit, confie-t-il, mon modèle était Indiana Jones, je me voyais davantage dans l'action que dans la contemplation. Mais aujour-d'hui, j'ai passé l'âge, j'ai les genoux qui grincent. Et puis, j'ai compris que l'écriture n'est pas une chose si passive que cela… "
Au contraire, rien de plus -conquérant que la littérature. Pour avoir lu Barthes, Laurent Binet sait que tout empire digne de ce nom est aussi un empire de signes. Civilizations en témoigne, qui fait de la langue l'un des enjeux les plus décisifs de son intrigue, et d'une traductrice, la princesse Higuénamota, l'un de ses personnages les plus attachants. Si le roman mobilise les ressources de l'humour, c'est donc au service d'une méditation mélancolique sur l'histoire. De même que La Septième Fonction du langage tentait de ranimer un âge d'or révolu, ce temps où Barthes, Foucault et Derrida faisaient rayonner la " french theory " à travers les continents, Civilizations rêve d'un devenir enfoui : " J'essaie de donner forme à une alternative, précise Binet. Que se serait-il passé si la mondialisation avait été réalisée par les Incas ? Eux n'avaient pas attendu Marx pour poser la question de la réforme agraire ! Leur économie était fondée sur une planification proto-socialiste. En même temps, je sais bien que ce n'étaient pas des rigolos, plutôt des staliniens avant l'heure, qui auraient peut-être soviétisé l'Europe… N'empêche que j'aurais été curieux de voir ce que cela aurait donné. De toute façon, je suis -convaincu que le capitalisme finira par avoir notre peau, alors le geste de mon roman est cathartique. Il réécrit l'histoire de l'Europe à l'envers, avec un effet miroir… "
Or un reflet inversé -demeure un reflet. Usant du procédé des auteurs du XVIIIe siècle qui essayaient de mettre à nu l'Europe en posant sur elle un regard neuf, celui de voyageurs sardoniques venus du bout du monde, Laurent Binet bute sur la même difficulté. Son héros inca, l'empereur Atahualpa, débarque dans une Europe minée par l'injustice et l'intolérance religieuse. Il y découvre des objets inconnus, notamment des " cannes à feu, nécessitant une certaine poudre pour cracher le tonnerre ". Il rencontre aussi des hommes vêtus de robes et rasés au sommet du crâne, qui s'entre-tuent au nom d'" un certain Jésus ". Effrayé, il leur explique " qu'un dieu qui exige qu'on brûle des hommes vivants, quel que puisse être leur crime, est un dieu mauvais ". Précurseur de Marx et Thomas Münzer, lecteur de Machiavel et de Rabelais, Atahualpa rejoint bientôt l'Ingénu de Voltaire ou le Persan de Montesquieu dans la galerie des personnages qui sont censés incarner l'Autre, mais qui n'offrent en réalité qu'une image déformée du même, de soi. Tant et si bien que Civilizations, qui prétend saper la domination de l'Europe, finit par reconduire son hégémonie.
Elevé par des parents communistes, Laurent Binet se montre ainsi fidèle à Marx, dont l'internationalisme était structuré par un solide eurocentrisme. Du reste, plus on avance dans ce -livre, plus son auteur s'efforce de montrer qu'il aurait suffi de pas grand-chose (le cheval, le fer, les anticorps, bref trois fois rien) pour que les Incas prennent le dessus, et plus s'impose le sentiment solide que l'histoire, telle qu'on la connaît, relevait d'une impérieuse nécessité. Quand on l'interroge là-dessus, Binet martèle que, à ses yeux, " l'Europe ne veut rien dire ", qu'il ne croit ni à la " spécificité " ni au " génie " de ce continent, que bien d'autres espaces auraient pu connaître le même destin. On l'écoute, et on songe à la boutade du philosophe Cornelius Castoriadis, qui disait : " La question “Est-ce que vous n'êtes pas européocentriste ?” est une question européocentriste. C'est une question qui est possible en Europe, mais je ne vois pas quelqu'un à Téhéran demander à l'ayatollah Khomeyni s'il est -iranocentriste ou islamocentriste. Parce que cela va de soi. " Si la -vocation de l'Europe, c'est la -dissidence à soi ; si son identité, c'est le refus d'une identité close sur elle-même ; si sa dynamique, c'est de répugner à sa propre -centralité, alors Civilizations est le roman paradoxal de l'Europe, un chatoyant traité de ses faiblesses et de sa force.
Jean Birnbaum