Marie Darrieussecq parle de la longue gestation de son nouveau roman
" “La Mer à l'envers” m'a donné du fil à retordre comme aucun livre avant lui "

On attrape Marie Darrieussecq en coup de vent, au début de l'été. Elle s'apprête à partir pour son Pays basque natal et bien-aimé ; déjà hâlée, elle revient de quelques jours au Festival d'Avignon. " Dans tous les spectacles, il était question d'Ulysse, employé comme métaphore du migrant. Partout ! " Si elle saisit bien la raison de cette omniprésence théma-tique, ne voyant pas " comment on peut écrire sur un autre sujet que les migrations de masse en ce moment ", ce recours à la figure homérique laisse la -romancière dubitative : " Le mythe fonctionne toujours, bien sûr, mais enfin, Ulysse n'erre pas seul, et puis c'est un -guerrier, c'est le “rusé Ulysse”, jamais une victime ! "

Dans cette image aussi bancale que -répandue, elle voit l'une des preuves de la difficulté à s'emparer du sujet qui la préoccupe, au centre de La Mer à l'envers : " les migrants ". Ce mot lui aussi est bien insatisfaisant : " Est-ce qu'on dit “les migrants”, “les réfugiés”, “les voyageurs”, “les exilés”, voire “les envahisseurs”, comme le voudraient certains ? Quand il y a une zone du réel si vaste que l'on ne sait pas nommer, quand ce qui nous arrive nous dépasse à ce point, c'est là que doit se -loger la littérature. " Là que commence le  roman.

Personne n'a prétendu que c'était simple. " La Mer à l'envers m'a donné du fil à retordre comme aucun livre avant lui ", confie Marie Darrieussecq. Les premiers fichiers de ce qui allait devenir son quinzième roman remontent à 2013. Cette -année-là, elle termine Il faut beaucoup aimer les hommes (P.O.L, comme tous ses livres ; prix Médicis), qui reprend le personnage de Solange, rencontrée enfant dans Clèves (2011). La romancière veut puiser dans ce dernier les protagonistes de ses textes à venir et les faire graviter autour du village de Clèves, calqué sur celui de son enfance. Bien décidée à en faire désormais le cœur de son univers romanesque, comme, " toutes proportions gardées ", William Faulkner a ancré le sien dans l'imaginaire comté de -Yoknapatawpha.

C'est de Rose, la meilleure amie de Solange, qu'elle pense cette fois s'occuper : " Je voulais savoir ce qui lui arrivait, j'ai pensé qu'elle pourrait avoir pour mari un agent immobilier alcoolique, qu'ils appartiennent à cette classe moyenne pour qui la vie à Paris est devenue impossible. " A ce stade, afin d'expliquer comment est né le texte, il lui faut en passer par un aveu moins raccord que le Festival d'Avignon avec son image d'écrivaine P.O.L, normalienne, ancienne psychanalyste : " Il se trouve que j'ai fait une croisière, avec tout ce que ça suppose de débauche de nourriture à bord, de gâchis écologique. Le navire est passé au large de Lampedusa, et j'ai eu l'image de cet énorme symbole flottant du capitalisme, ce rêve de la classe moyenne européenne, croisant des barques chargées de migrants –  la presse italienne rapporte deux cas de sauvetage de ces rafiots par des paquebots. Ça a commencé à faire roman. "

Alors que l'idée d'une Rose en crise, à bord d'un gros bateau, se cristallise, -Marie Darrieussecq commence ses recherches et se met à accumuler des témoignages d'hommes rêvant de gagner l'Europe et de ceux, -associatifs, religieux, simples individus, occupés à les aider. D'abord à Niamey, au Niger, où, au printemps 2014, la mène une invitation du centre culturel français. " A l'époque, les gens étaient refoulés d'Algérie ou de Libye dans la nasse du Niger. " A son retour, elle va à Calais, rencontrer les habitants de la " jungle " et leurs soutiens sur place. " J'ai entendu des récits terribles, mais pas seulement. Ce que j'ai appris, c'est que, au-delà de la tragédie, il y a une dimension aventurière dans ces périples. Ceux qui arrivent à Calais ont remporté une victoire incroyable. Il leur reste 34 kilomètres avant d'arriver en Angleterre. Ce sont des victimes d'un ordre économique injuste, mais ce sont aussi des héros. " Elle rit : " Je me rends bien compte que je fais ici tout ce que je voulais éviter dans mon livre : le -discours moralisateur, glorificateur. "

Parce qu'elle veut les éviter, mais aussi parce qu'elle est " submergée " par la matière documentaire accumulée, elle " patauge ", ne parvient pas à passer à la fiction, allergique à l'idée d'" inventer une -figure universelle de migrant " – " cette seule pensée me donne envie de me pendre ". La solution ? La procrastination par le travail : elle laisse son projet en suspens, écrit l'admirable Etre ici est une splendeur (2016), consacré à la peintre -allemande Paula Modersohn-Becker (1876-1907), et le dystopique Notre vie dans les forêts (2017), " qui descend -directement de mes séjours à Calais ". Sa narratrice est inspirée des résidents de la " jungle ", " avec son brasero et sa bâche, et sa manière de s'abriter sous les arbres ".

Mais il faut bien revenir à ce texte qui la travaille. Début 2018, encore paralysée, elle qui ne croit qu'à la fiction se lance " dans un roman à la Emmanuel Carrère " : " Je reprenais tout en m'adressant au lecteur pour lui dire que j'étais coincée. Ça ne marchait pas si mal. " Et puis elle a l'idée du prénom Younès, qui  signifie -Jonas en arabe, et la renvoie à la parabole de la baleine. Et puis, -surtout, lui revient la remarque d'une femme, Sylvie, rencontrée à Calais : " Elle -hébergeait dix -jeunes Soudanais chez elle  et m'avait dit que le truc épuisant, c'était qu'aucun n'avait l'idée de passer la serpillière après la douche. Ce sont des ados ! Comme mes enfants, comme le fils  de Rose ! "

A partir de là, " l'échafaudage à la Carrère " est tombé, " et le roman a décollé ", permettant au personnage de Rose de se déployer comme une figure maternelle " qui fait ce qu'elle peut ", " qui se coltine le réel avec ses armes ". L'une d'elles est un don de rebouteuse, qu'elle va finir par utiliser dans sa pratique de psychologue. " L'invisible, la magie, j'adore ça ", dit Marie Darrieussecq, qui prend garde à " ne pas en faire une facilité scénaristique ". Elle poursuit : " Pendant mes recherches, dans la “jungle”, il m'est arrivé d'être tellement désespérée comme citoyenne que je me disais : “Il n'y a plus que la magie pour les sortir de là…” " Elle se tait. Soupire. " Plus ça va, plus je crois qu'il y a du vrai dans cette idée tellement niaise que la poésie sauvera le monde.  Peut-être. "

R.  L.

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