L'Américaine Tess Sharpe donne cœur et tripes à Harley, héritière d'un empire criminel. " Mon territoire ", bec et ongles
La Patronne n'a pas froid aux yeux

Disons que, pour le moins, elle n'a pas le CV d'une jeune fille  rangée. A 8 ans, Harley -McKenna a vu sa mère périr dans un incendie criminel et son père tuer un homme. A 11  ans, elle a été enlevée en pleine nuit et enfermée dans le coffre d'une voiture : un test destiné à éprouver ses capacités à s'en sortir. A 12  ans, elle a tiré sur quelqu'un. A 16  ans, elle a intégré l'entreprise familiale de -fabrication et de distribution de stupéfiants dans le nord de la Californie. A 17  ans, elle s'est, pour la première fois, débarrassée d'un corps. Tous ces épisodes ayant façonné sa jeunesse alternent, dans Mon territoire, avec le récit discontinu de ce qui l'attend à 22  ans : mettre fin au cycle éternel de la violence, alors que son père se meurt et qu'elle est en passe d'hériter de son empire mêlant activités légales et trafics illicites.

Ce premier roman " adulte " de Tess Sharpe, s'il se passe de nos jours, relève de la pure tradition du western, avec -fusillades, guerres de clans et forces de l'ordre corrompues. Sous la plume de l'Américaine, la Californie demeure un Far West où les trafiquants de drogue ont remplacé les contrebandiers et où, à la ruée vers l'or, a succédé la conquête des places de deal. Toujours, en somme, une question de pouvoir et de territoire.

Une femme dans le " country noir "

En  1996, Daniel Woodrell, l'auteur du magnifique Un hiver de glace (Rivages, 2011), a forgé l'expression " country noir " pour définir ce genre déjà ancien mais toujours vivace, inactuel par ses références expurgées de toute modernité et son décor de champs et de collines. Ces romans ruraux campent le plus souvent des rednecks qui préfèrent manier le fusil que jouer du piano. Contrairement au polar et au thriller, deux formes dont les femmes se sont largement -emparées, le " country noir ", s'il a été -inventé en  1682 par Mary Rowlandson et adopté au XXe  siècle par la géniale Flannery O'Connor, reste largement dominé par des romanciers. Qu'importe, pourrait-on dire, pourvu que les récits impressionnent. Sauf que les héroïnes y sont plus rares que les trèfles à quatre feuilles, comme effacées du paysage.

Fille d'un couple de punks, Tess Sharpe était, jusqu'à présent, l'auteure de quatre romans pour adolescents, dont Si loin de toi (Robert Laffont, 2014), déjà centré sur une survivante à l'énergie combative. Tess Sharpe ne s'en cache pas : avec Mon territoire, elle a écrit un roman féministe, narré à la première personne par son personnage de tireuse d'élite qui sait concevoir des traquenards et remporter la victoire dans les rixes. Son père " au cœur trouble " – qui l'a aimée, l'a terrorisée – l'a, de fait, préparée à se défendre. " J'ai eu le dessus sur lui parce qu'il n'y a pas un mec qui va me menacer de me violer, moi ou une autre femme, et s'en sortir indemne ", fanfaronne-t-elle à juste titre.

Au reste, elle défend bec et ongles son sanctuaire pour femmes en détresse, un  ensemble de quarante cottages accueillant des filles-mères, des toxicomanes en sevrage, des femmes battues ainsi que leurs enfants. Tel un vaste ranch interdit aux agresseurs, dans une région où pullulent des brutes néonazies cuisinant de la métamphétamine dans des mobile homes et des fondamentalistes considérant leurs épouses comme de simples " pondeuses ". Lointain mais familier, irradiant d'une rage brute, Mon territoire devient, au fil des pages, le -nôtre, une contrée indétrônable.

Macha Séry

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