Médiatrice
Touche pas à mes jeux

Ayant écrit dans une chronique précédente que la lecture d'un quotidien relevait " presque de la dépendance ", un lecteur espiègle nous répondit : " Plût au ciel que ce fût "presque" ! Je me suis arrêté de fumer mais pas de lire Le Monde. (...) Lire un quotidien, ajoutait Denis Monod-Broca (Paris), c'est participer à la vie de la cité, à la vie du monde, à la vie des idées, (...) c'est aussi participer à un rituel, sans trop s'interroger ni sur le bien-fondé de ce rituel ni sur les raisons qu'on a d'y participer. "

Malheur à qui bouleverse un pli si bien pris ! Les reproches pleuvent après chaque changement. Le dernier, le 23 septembre, n'a pas échappé à la règle. Ce fut plus qu'un tollé, presque une fronde. Non que la création, en début de journal, de deux nouvelles pages, intitulées " Planète ", ait déplu. Au contraire, cet espace, dédié aux enjeux scientifiques, climatiques ou humains de demain, a été aussitôt compris et approuvé - à quelques lecteurs près qui s'inquiétaient (à tort) de la disparition des pages Sciences, désormais intégrées dans Planète.

Le vent de révolte qui souffle, depuis deux semaines, parmi nos habitués a pour objet une modification en apparence mineure : celle des deux avant-dernières pages, où figuraient, d'un côté, la météo et les jeux, de l'autre les programmes radio-télé. Pour faire place à Planète, le journal a en effet choisi de concentrer ces rubriques sur une seule page. Il a donc réduit le nombre des cartes météo ainsi que la taille des programmes audiovisuels. Surtout, au grand désespoir de leurs adeptes, il a décidé de supprimer quatre jeux hebdomadaires (" Affaire de logique ", " Scrabble ", " Bridge " et " Art en question "), ne conservant que les mots croisés et le sudoku quotidiens - plus la chronique " Echecs ", le samedi.

Ce choix fatal a été annoncé, le 22 septembre, par un encadré assez sec, ne mentionnant, en guise d'explication, que " des raisons de place ". C'était un peu court. " J'ai rarement vu plus tartuffe !, écrit Robert Bourdon (Tourgeville, Calvados). Ayez au moins le courage d'avouer que c'est pour des raisons financières. " " Avec de tels arguments, on pouvait aussi déplacer une autre chronique ou supprimer le sudoku. Le lectorat du Monde est-il si infantile qu'on ne puisse lui donner des raisons sérieuses ? ", ajoute Bernard Ayrault (Verrière-le-Buisson, Essonne).

" Affaire de logique disparaît "faute de place". Pensez-vous vraiment que 1,6 décimètre carré, parfois avec un soupçon de géométrie ou d'arithmétique, mais dépassant rarement les souvenirs d'une classe de 2de d'honnête homme (ou femme), épouvantait vos lecteurs au point qu'ils se rabattent, juste au-dessous, sur le tirage du Loto ? ", proteste Aline Poirier (Hyères, Var), " effondrée par ce symbole de mépris ".

C'est qu'on touche là au coeur du rite, à ces habitudes qui rythment la lecture d'un quotidien et en font le plaisir. " Certes, Le Monde est un journal sérieux, pas un journal de jeux. Mais, le soir, un peu de distraction ne fait pas de mal, plaide Jean Bourlès (Rixensart, Belgique). Cette décision va faire de nombreux malheureux parmi les lecteurs (...) comme moi, par exemple, qui attends - pardon, qui attendais - avec impatience mon "Affaire de logique" chaque lundi soir et le problème de bridge, le jeudi. "

Les jeux, il est vrai, sont presque aussi vieux que Le Monde. La première grille de mots croisés est apparue dès le 2 janvier 1945, plus d'un an avant la météo (le 12 juillet 1946). La chronique " Echecs ", a fait son apparition le 20 septembre 1963, dans le supplément " Tourisme et loisirs ", un mois avant celle consacrée au bridge (le 25 octobre 1963). Le Scrabble date de 1977, " Affaire de logique " de 1997, et le sudoku de 2005.

N'en déduisons pas trop vite que nos protestataires sont passéistes. Les fidèles d'" Affaire de logique ", de loin les plus amers, sont chercheurs, étudiants, enseignants, et soulignent l'originalité de cette rubrique. Jean-Louis Foulley, chercheur à l'INRA de Jouy-en-Josas (Yvelines), qui a créé un " petit club d'une dizaine de confrères français et étrangers " passionnés par ces énigmes, voit dans leur suppression " une nouvelle atteinte au contenu culturel du Monde ". Les fans de bridge mettent, eux aussi, en avant leur diversité : " Les bridgeurs, explique Julien Azerad (Lignières, Cher), ne sont pas une élite, c'est une population de plus en plus nombreuse, d'âges, de conditions sociales et d'opinions politiques très variés. " Ils s'avouent d'autant plus dépités que la chronique " Echecs " demeure : " Les "échéquistes" ont de la chance. Mais pourquoi eux et non les bridgeurs ? ", demande Marcel Chapeland (Mâcon).

A travers ces messages se dessine une échelle de préférence (ou de dépendance). Les amateurs d'" Affaire de logique " arrivent bons premiers, talonnés par les bridgeurs. Ils sont suivis, de plus loin, par les adeptes du Scrabble, alors que deux lecteurs seulement regrettent la disparition de " L'Art en question ". Plus étonnant, aucun lecteur ne se plaint de la réduction à la portion congrue des programmes de télévision - quelques auditeurs déplorant la seule disparition des programmes radio.

Quant à la météo, elle conserve nombre d'adeptes. Enrico Gambetta (Neuilly, Hauts-de-Seine) déplore par exemple la disparition de la carte météorologique mondiale, " si pratique pour un voyageur ", tandis que Bruno Mahut (courriel) " regrette déjà ce petit rectangle aux tons bleus et orangés. Après la première page et l'édito, c'est vers lui que je me tournais ". Marcel Bousigue (Foix) remarque : " Vous mettez le monde sur le titre de la "une", mais vous ôtez la vision globale de la météo du monde. N'y a-t-il pas là une contradiction ? "

Fait inhabituel, nos correspondants ne se contentent pas de protester, ils se rebellent, menacent, demandent au journal de revenir sur sa décision ou suggèrent des solutions. " Pourquoi ne feriez-vous pas renaître "Affaire de logique" dans le magazine qui accompagne le numéro du samedi ? ", propose ainsi Jean Pigetvieux (rectorat de Grenoble), parmi d'autres.

Tout espoir n'est pourtant pas perdu. " Nous sommes en train d'étudier notre offre de fin de semaine, répond Alain Frachon, directeur de la rédaction. Il n'est pas exclu que, dans les éditions du vendredi et du samedi, on retrouve des jeux tels ceux que regrettent les lecteurs. "

Véronique Maurus

Courriel :

mediateur@lemonde.fr

Droits de reproduction et de diffusion réservés Le Monde 2008.
Usage strictement personnel.

L'utilisateur du site reconnaît avoir pris connaissance de la Licence de droits d'usage, en accepter et en respecter les dispositions.