Et revoilà les parachutes dorés. Qui vont, qui viennent, dans les esprits du plus grand nombre pour qui les chiffres ne sont que pure abstraction. La crise financière crée cette fois en temps réel un contraste saisissant : voir dans le même temps d'augustes aéronefs sombrer en piqué et les capitaines harnachés, aussitôt nommés aussitôt démissionnés, somptueusement décorés ! Halte là ! Sans attendre le coming out éthique du Medef, le gouvernement veut légiférer. Les parlementaires belges vont enquêter. De quoi apaiser, après les affaires Dexia et Fortis, des sociétés où il ne paraît pas inconvenable de solder entre 3,7 et 5 millions d'euros par tête d'homme le prix d'une responsabilité qu'on croyait contenue dans la rémunération, pour ainsi dire, service compris.
Le système a dérapé il y a quelques décennies. Au temps des fondateurs - ceux qui " créaient " les entreprises devenues empires -, la prise de risque sur deniers personnels imposait le respect. Puis s'est installé le règne des gestionnaires, des cadres dirigeants, mandataires sociaux, qui pensent parfois, avec l'argent des autres, rejouer aux fondateurs en " créant " de plus grands groupes, lors des fusions-acquisitions.
On parle peu de la composition des organes sociaux de ces groupes - conseils d'administration et de surveillance, directoires. Du fait de l'évolution de l'actionnariat, des participations croisées, de la place des investisseurs institutionnels, tout le (petit) monde s'y connaît. Une caste. Petits arrangements entre amis d'un jour, coups bas entre ennemis du lendemain. Tu me tiens, je te tiens. Jusqu'aux comités de rémunération, où les intérêts sont personnels et si peu sociaux.
Tout cela n'est pas nécessairement question d'avidité. Car, si en ces lieux tous se regardent, se benchmarkent et se jaugent, c'est parce qu'il en va aussi du statut et de la reconnaissance. Tout le monde a besoin de visibilité, de considération, les riches comme les pauvres. Question d'identité. Et qu'importe la dose de mépris que cela nécessite socialement quand, à ce niveau, le manque devient insatiable. On peut s'étonner qu'il n'y ait pas plus de réactions du corps social, des salariés, invités dans les entreprises à donner le meilleur d'eux-mêmes pour financer ces parachutes pathologiques - car rien ne se perd dans un bilan. De la résignation, pas de révolution. Pourquoi ?
Spécialiste des " pathologies sociales " contemporaines, le philosophe allemand Axel Honneth nous éclaire (La Société du mépris, La Découverte, 350 p., 12,50 ¤). L'heure ne serait plus au paradigme de la justice sociale, disons moins qu'avant. Ce qui compterait, ce serait plutôt " les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi ". L'individu rechercherait " une vie bonne et réussie ". Qu'importe celle du voisin. Et tout cela se jouerait pour ainsi dire, le nez sur le guidon.
Est-ce pour autant la fin d'un idéal collectif de justice ? Voire. Quand la crise de sens gagne au travail, quand la crise tout court s'invite dans les foyers, la prise de conscience risque, un jour, d'être explosive. A moins que, philosophe encore, chacun emprunte la voie suggérée par Fred Poché (Blessures intimes, blessures sociales, de la plainte à la solidarité, éd. du Cerf, 176 p., 18,05 ¤). A ceux qui recherchent " une existence authentique qui ne cède pas aux logiques actuelles de course aux profits ", à ceux qui " désirent échanger avec autrui en vérité, sans volonté plus ou moins consciente de domination ", ce philosophe recommande de panser d'abord leurs blessures, et de songer à une éthique du souci de soi. Qui peut mener à un authentique souci de l'autre. Que l'on soit riche ou pauvre.
Jean-Michel Dumay
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