Non au marché de la personne humaine

En réponse à une tribune parue dans " Le Monde " du 18 janvier et signée notamment par Elisabeth Badinter, Pierre Rosanvallon et Irène Théry, une quarantaine de personnalités, dont Sylviane Agacinski, José Bové et René Frydman, se prononcent contre la gestation pour autrui

En un temps où l'on s'insurge contre les violences faites aux femmes, où l'on traque les stéréotypes de genre et où l'on revendique l'égalité des sexes, il serait opportun que l'usage commercial de leur corps dans l'industrie procréative mobilise davantage l'opinion publique et les médias.

Au lieu de cela, on observe une étran-ge complaisance à l'égard de ce que l'on nomme abusivement une " tech-nique ", alors que la maternité de substitution est une " pra-tique sociale " qui consiste à louer la vie d'une femme, jour et nuit, -pendant neuf mois.

Pour lui donner un aspect altruiste, on appelle gestation pour autrui (GPA) la convention par laquelle une femme s'engage à devenir enceinte (par insémination artificielle ou transfert d'embryon) et à accoucher d'un enfant qu'elle remettra dès sa naissance, et moyennant paiement, à ses " parents contractuels ". Personne ne peut ignorer que cette pratique fait partie d'un marché pro-créatif mondialisé en pleine expansion, qui inclut, comme en Californie, la vente du sperme et des ovocytes. Là où il existe, ce marché constitue une forme nouvelle d'appropriation du corps féminin.

L'enjeu des choix législatifs nationaux et interna-tionaux en ce domaine est considérable, face à la pression de tous ceux qui trouvent un intérêt financier important dans cette affaire : cliniques, médecins, avocats, agences de " mères porteuses ", auquel s'ajoute l'intérêt subjectif de ceux que les agences appellent sans vergogne les " clients " et qui désirent obtenir un enfant à tout prix.

L'objet d'un tel commerce n'est pas  seulement la -grossesse et l'accouchement, c'est aussi l'enfant lui-même, dont la personne et la filiation maternelle sont -cédées à ses commanditaires.

Dans son principe, une telle transaction commerciale (elle l'est toujours, même si l'on déguise le paiement en -indemnité ou dédommagement) est contraire aux droits de la personne humaine et s'apparente à une forme de corruption. De corruption en effet, puisqu'elle attribue une valeur marchande et à l'enfant et à la vie organique de la mère de substitution. Car l'un et l'autre sont des personnes, sujets de droits, et il existe une différence, capitale en droit, -entre les personnes et les biens. De plus, depuis l'abolition de l'esclavage, nul ne peut exercer sur une -personne humaine les attributs du droit de propriété.

C'est pourquoi, en matière d'adoption, la Convention de La  Haye interdit tout arrangement programmant à l'avance l'abandon d'un enfant par sa mère de naissance et tout paiement de l'enfant par les parents adoptifs.

Or c'est un tel arrangement préa-lable qui est en cause avec la maternité de substitution : on convient à l'avance du prix du " service " rendu par la mère et donc du prix de l'enfant à naître. Et celle qui accouche est bien la mère biologique, même lorsque l'enfant n'hérite pas de ses -gènes, car un embryon n'a aucune chance de devenir un enfant sans un corps féminin qui lui assure son lent -développement biologique. On ne fait pas un enfant seulement avec des gènes.

résister au " marché total "

La GPA est ainsi une façon de falsifier la filiation maternelle de l'enfant en substituant une mère " intentionnelle " à sa mère de naissance. Certains demandent à la France de transcrire tels quels les actes d'état civil établis à l'étranger sur la base d'une GPA, sachant que cette transcription légitimerait la GPA et mettrait immédiatement en cause notre législation. Or, en dépit de mensonges -réitérés sans relâche, ces enfants ont heureusement des papiers, par exemple des passeports américains, ou délivrés par d'autres pays, et si l'un de leurs parents est -français ils obtiennent un certificat de  nationalité. Dans son arrêt du 26  juin 2014, la Cour européenne des droits de l'homme elle-même a reconnu que la famille Mennesson vivait en France " dans des conditions globalement comparables à celles dans lesquelles vivent les autres familles ".

Certains soulignent que des femmes " consentent ", en connaissance de cause, à servir de mères porteuses, et donc qu'elles acceptent leur propre aliénation et leur propre marchandisation. Mais l'inégalité économique entre la femme et ses clients explique assez ce genre de consentement. Et surtout, dans une société où il y a des lois protectrices des droits fondamentaux, il n'appartient pas aux individus de passer entre eux des contrats contraires à ces droits. C'est pourquoi, en France, nul ne peut consentir légalement à vendre un de ses reins, ni s'engager à devenir esclave.

Dans cette affaire, débattue dans notre pays depuis presque trente ans, il s'agit de comprendre que la demande d'enfant est déjà un effet de l'offre médicale, dès lors que la médecine, oubliant l'impératif de ne pas nuire, collabore avec les marchés du corps humain au nom de la liberté des contrats. Dans certains pays, des médecins ne voient pas non plus d'inconvénient à greffer sur leurs patients des reins achetés à des " donneurs " vivants, ou même extorqués par des trafiquants aux populations les plus déshéritées, comme les réfugiés.

Le corps médical doit ainsi s'inquiéter de savoir s'il veut sacrifier son éthique à une idéologie ultralibérale qui tend à réduire la personne humaine à une ressource biologique disponible sur le marché. Dans le passé, ne l'oublions pas, des médecins éminents se sont compromis avec des idéologies encore plus redoutables : la bioéthique est née à partir des procès de Nuremberg.

La responsabilité du législateur est ici immense, car le respect des droits de la personne humaine et de son corps est l'un des principaux -critères susceptibles de définir une société civilisée.

Les Etats doivent-ils renoncer à la protection des personnes en les abandonnant aux lois du marché ? L'enfant doit-il être conçu comme un produit dont le prix fluctue selon l'offre et la demande ?

Il s'agit de savoir dans quelle société nous voulons vivre et d'avoir le courage de résister au " marché total ", comme c'est encore le cas de la plupart des pays européens. L'honneur de notre pays serait, avec d'autres, de travailler à l'abolition universelle d'une pratique qui touche aujour-d'hui, dans le monde, les femmes les plus vulnérables.

Collectif

Droits de reproduction et de diffusion réservés Le Monde 2018.
Usage strictement personnel.

L'utilisateur du site reconnaît avoir pris connaissance de la Licence de droits d'usage, en accepter et en respecter les dispositions.