Des soupçons pèsent sur l'intégrité scientifique des travaux de la biologiste Anne Peyroche
Deux des plus importants organismes de recherche français, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), font face à des soupçons d'inconduite scientifique touchant une figure majeure de ces institutions. La biologiste Anne Peyroche, présidente par intérim du CNRS et employée du CEA, a été convoquée en début de semaine par sa hiérarchie pour un entretien destiné à l'éclairer sur des anomalies constatées dans certains de ses articles. Dans l'urgence, l'informaticien Antoine Petit a été désigné, jeudi 18 janvier au Journal officiel, président par -intérim de l'organisme, alors même qu'il était prévu qu'il soit nommé lors du prochain conseil des ministres, le 24 janvier, après avoir été auditionné cette semaine par deux commissions parlementaires.
Cette précipitation dans un passage de relais qui aurait dû être parfaitement orchestré a pour origine le signalement de cinq articles scientifiques cosignés par Anne Peyroche, en novembre 2017, sur le site Internet PubPeer, qui permet de mettre en cause de façon anonyme le contenu des publications scientifiques. Ces mises en cause sont intervenues peu après la nomination de la biologiste à la présidence par intérim du premier organisme de recherche français, en remplacement d'Alain Fuchs, élu à la tête del'entité Paris Sciences & Lettres. En l'occurrence, certaines figures présentées dans les articles étaient suspectées d'avoir fait l'objet de manipulations.
Anne Peyroche et l'une de ses coauteures ont produit sur PubPeer les documents originaux pour éclaircir la situation concernant deux de ces articles. Anne Peyroche y convenait que certaines modifications d'images auraient dû être mentionnées dans le manuscrit. Ellesoulignait également la qualité du matériel d'imagerie pour expliquer certaines anomalies. Mais plusieurs duplications, anamorphoses et retouches d'images étaient restées inexpliquées.
En décembre, un comité d'experts réunis par le CEA a jugé, après avoir analysé les archives du laboratoire (carnets de laboratoires, données expérimentales, fichiers informatiques) que les faits étaient suffisamment sérieux pour nécessiter des explications de la biologiste et de certains de ses ex-collègues. Début janvier, un nouveau collège d'experts a été constitué pour procéder aux auditions de plusieurs coauteurs afin d'élucider la situation.
Mais un communiqué du ministère de la recherche du 18 janvier évoquant " l'empêchement " d'Anne Peyroche et la nomination d'Antoine Petit bouscule leur travail. Un membre de la direction du CEA regrette que l'affaire ait été rendue publique car " un comité d'évaluation a besoin de sérénité pour travailler ". Au CNRS, la direction a écrit au CEA pour demander des explications, car elle n'avait pas été informée de la procédure en cours. Anne Peyroche, en arrêt maladie, n'a pas répondu à nos sollicitations.
Lutte contre la fraudeL'affaire et le couac sur un intérim de six jours témoignent de la difficulté des établissements de recherche à gérer ces situations d'inconduite scientifique, comme la fraude, le plagiat, l'embellissement des données, les faux signataires… Au CEA, comme dans bon nombre d'universités, la nomination d'un délégué à l'intégrité scientifique est en cours.
Benoît Le Tallec (chargé de recherche Inserm, ENS), premier auteur de deux articles réalisés sous la conduite d'Anne Peyroche, ne cache pas son irritation : il avait préparé dès novembre 2017 des réponses argumentées et regrette que celles-ci n'aient pas été transmises par son ancienne responsable à PubPeer, pour " mettre fin à la controverse ". En outre, il assure que les conclusions de ces articles sont valides et reproduites, malgré des erreurs cosmétiques dans les images.
Le site PubPeer, créé par deux chercheurs du CNRS, Boris Barbour et Brandon Stell, est indépendant de l'organisme public et reste l'objet de vifs débats au sein de la communauté scientifique – tantôt perçu comme un outil de rectification en continu des résultats et de lutte contre la fraude, tantôt comme une détestable plate-forme de délation. C'est sur PubPeer que les travaux du biologiste végétal Olivier Voinnet ont été mis en cause, conduisant en 2015 à des sanctions de la part du CNRS et de l'ETH de Zurich, ses organismes de tutelle. C'est aussi sur PubPeer que Catherine Jessus, responsable de la recherche en biologie au CNRS, a été incriminée – elle n'a pas jugé opportun de répondre sur le site.
Hervé Morin, et David Larousserie