Comment l'Open d'Australie a réussi sa mue

Le tournoi, qui se déroule jusqu'au 28 janvier à Melbourne, n'est plus le parent pauvre du Grand Chelem

Quand il se promène dans les allées verdoyantes de Melbourne Park, Rod Laver peut admirer une statue à son effigie située devant un stade portant son nom, temple de l'Open d'Australie disputé jusqu'au 28  janvier. Lors de l'inauguration, en janvier  2017, celui qui est qualifié sur la plaque de " trésor national " en tant que seul tennisman à avoir réalisé deux Grands Chelems calendaires (en  1962 et en  1969) a observé qu'il n'aurait " jamais imaginé qu'une telle chose puisse arriver " quand il était muni de sa " petite raquette en bois ". Et il a émis l'espoir que ce monument contribuera à " attirer encore plus de monde à Melbourne Park ".

Le chantier environnant indique que tout est fait pour que le tournoi continue de prospérer depuis son transfert, il y a trente ans, à Melbourne Park. Alors que l'extension de Roland-Garros, interminable feuilleton, a été retardée par les recours des opposants, le concurrent des antipodes est déjà entré dans sa deuxième tranche de travaux pour que la Rod Laver Arena soit rénovée en  2019, et une troisième a été annoncée. L'Etat de Victoria aura dépensé plus de 700  millions de dollars australiens (environ 456  millions d'euros) ces dernières années afin que l'équipement, situé à une dizaine de minutes de marche seulement du centre-ville, s'impose comme le " centre du sport et du spectacle en Australie ".

A 79 ans, Rod Laver ne peut plus exécuter de volée de revers acrobatique comme celle qu'a figée le bronze de plus de 2 mètres. Mais, en  2014, il a quand même effectué quelques échanges sur " son " court avec l'actuel tenant du titre, Roger Federer. C'est à Brisbane que la légende vivante avait -conquis son troisième sacre australien en  1969, année de la transformation des championnats -australasiens en Open d'Australie. Les tournois du Grand Chelem s'ouvraient aux professionnels. Et le circuit était alors dominé par les Australiens, Laver, Ken Rosewall ou John Newcombe.

Américanisation

Le tournoi, lui, faisait figure de -parent pauvre parmi les quatre majeurs. L'éloignement dissuada longtemps les Européens de faire le déplacement, le calendrier était fixé en période de fêtes et la prime, guère attrayante. Tout changea en  1983 avec la victoire de Mats Wilander, qui se débarrassa de John McEnrœ puis d'Ivan Lendl en finale. Les installations de Kooyong, dans la banlieue de Melbourne, s'avérèrent rapi-dement inadaptées face au regain d'intérêt. Le déménagement de 1988 permit d'accueillir 240 000 spectateurs, soit un bond de 100 000 par rapport à l'année précédente. La fréquentation n'a cessé de progresser pour approcher les 730 000 en  2017. Le nain du Grand Chelem s'est transformé en " grand tournoi de l'Asie-Pacifique ", dont les droits télévisés sont vendus en Chine, au Japon ou en Inde. Cette année, les dotations -atteignent la somme record de 55  millions de dollars australiens (36  millions d'euros). Ce qui place Melbourne derrière l'US Open (41  millions d'euros), mais à égalité avec Roland-Garros et légèrement devant Wimbledon.

Verte était traditionnellement la couleur de l'Open d'Australie, même après le changement de surface en  1988, du gazon au dur du Rebound Ace. Depuis une décennie, le tournoi est devenu bleu avec l'adoption d'un revêtement, le Plexicushion, qui fait crisser les chaussures. Melbourne, dont la skyline ceinturée de parcs, les innombrables joggeurs et l'effervescence du Central Business District évoquaient déjà New York, s'est un peu plus éloignée de la vieille Angleterre pour s'américaniser. Des voix critiques ont fait remarquer que teinte et sol entretenaient -désormais une confusion avec l'US Open. Comme Flushing Meadows, c'est en tout cas un tournoi qui semble ne jamais dormir, avec des matches dès 11  heures qui peuvent se prolonger tard dans la nuit.

Avant les reprises, on peut entendre la sono des courts diffuser le patrimoine local, le Down Under de Men at Work ou un riff d'AC/DC, pas de quoi couvrir celle d'une scène live qui concurrence les affiches du jour avec des rockeurs nationaux comme Jimmy Barnes et les Hoodoo Gurus, ou la chanteuse Tina Arena. Le maître mot est " entertainment ", -concept qui encourage la dispersion et le zapping. Une longue passerelle surplombant les courts annexes permet ainsi de suivre trois matches en simultané.

Déclin du tennis australien

Tout irait pour le mieux si l'expansion de l'Open ne s'était accompagnée du déclin paradoxal du tennis australien. Roland-Garros a sa place des Mousquetaires, Melbourne, un cercle de bustes de héros qui ne datent pas d'hier, comme l'attestent le chapeau de Nancye Wynne Bolton et la casquette de Sir Norman Brookes. On attend celui qui rétablira le -contact avec Mark Edmondson, dernier vainqueur aussie de l'Open d'Australie, en janvier  1976. Son profil permet de nourrir quelque fol espoir puisqu'il émargeait au-delà de la 200e place et fit plier, à la surprise générale, un com-patriote, le tenant du titre et ancien numéro  1 mondial John -Newcombe. En ce qui concerne les femmes, aucune Australienne n'a triomphé à domicile depuis Chris O'Neil en  1978.

Bernard Tomic a donné un triste départ en s'avérant incapable de passer les qualifications. Déception confirmée par la sortie dès le premier tour de Samantha Stosur, dernière Australienne à avoir remporté un tournoi de Grand Chelem à l'US Open 2011. En la personne d'Alex De Minaur, le public de Melbourne s'est trouvé une nouvelle coqueluche mais le minot (18 ans) n'a pas fait mieux, encore un peu tendre pour bousculer une tête de série comme le Tchèque Tomas Berdych. Le numéro  2 national, le trentenaire Matthew Ebden, a bien créé la -sensation en battant d'emblée le géant américain John Isner mais il n'est pas allé plus loin.

Dans ce contexte quelque peu déprimant, Daria Gavrilova a redonné du baume au cœur en affirmant qu'elle était à Melbourne pour gagner le tournoi, mais cette Russe naturalisée n'a pas dépassé le deuxième tour. Ne reste plus en lice chez les dames qu'Ashleigh Barty, qui a déjà souffert lors de ses deux premières sorties, et dont l'originalité est d'avoir arrêté sa carrière pendant près de deux ans au cricket…

Alors les espoirs les plus solides reposent sur les épaules de Nick Kyrgios, 17e joueur mondial, ultime représentant australien dans le tableau masculin, avant son match vendredi 19  janvier contre Jo-Wilfried Tsonga. Le bad boy doit enfin apporter la preuve de sa maturité. Il avait enflammé les esprits en  2015 en disputant les quarts à Melbourne, stade qu'aucun Australien n'avait atteint depuis -Lleyton Hewitt, le dernier numéro  1 mondial qu'ait fourni le pays et le dernier Aussie à avoir remporté un tournoi du Grand Chelem, à Wimbledon, en  2002. Devant la Rod Laver Arena, un socle vide n'attend plus qu'une succession d'exploits de Kyrgios.

Bruno Lesprit

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