Dans l'église Oude Kerk d'Amsterdam, l'artiste a créé une installation en résonance avec le lieu et qui porte à la méditation
L'Oude Kerk est, comme son nom le signale, la plus ancienne église d'Amsterdam. Construite à partir de 1300, dédiée à saint Nicolas, remaniée puis embellie en associant structure gothique et éléments Renaissance, elle devient temple réformé en 1578, après avoir subi l'iconoclasme des calvinistes locaux en 1566. Délaissée, menaçant ruine après la seconde guerre mondiale, elle a vu sa restauration, conduite en trois campagnes successives, achevée seulement en 2013. Cette lenteur s'explique par les dimensions de l'édifice, la hauteur et l'immensité de ses -toitures. Autre infortune : l'église se trouve dans le quartier dit " rouge ", celui des prostituées en vitrine et des sex-shops, devant lesquels passent des foules de touristes goguenards qui semblent ne même pas voir l'Oude Kerk.
Elle a une autre singularité : être simultanément un lieu de culte et un lieu d'exposition. Depuis 2013, des artistes contemporains sont invités à y intervenir par une structure au financement mi-public mi-privé. Quand on s'étonne devant Jacqueline Grandjean, qui en est la directrice, de cette double fonction, elle admet ne connaître aucun exemple comparable. Au fil du temps, le pasteur qui y officie est devenu, dit-elle, son " co-curator ". Il a su vaincre les réticences et convaincre ses fidèles que l'art contemporain n'était pas un " intrus " et qu'il était même possible de concilier expositions et culte. " Etant donné ce qu'a conçu Christian Boltanski, le pasteur a ainsi invité les fidèles à une procession dans l'église, en chantant. C'était très émouvant. "
On la croit volontiers, étant donné en effet ce qu'a créé Boltanski. Son installation, qui prend possession de la totalité de l'église, se nomme Na, qui signifie " après " en néerlandais. Pour la concevoir, il s'est fondé sur une autre caractéristique encore de l'église : chaque dalle de pierre noire de son sol est une pierre tombale. L'Oude Kerk est, si l'on peut dire, un cimetière monumental de près de deux mille cinq cents sépultures, où reposent les restes d'une dizaine de milliers de femmes et d'hommes.
Seulement le prénomL'une d'elles est connue, Saskia van Uylenburgh, la première épouse de Rembrandt. Il s'y trouve aussi des amiraux, des musiciens, des marchands, et beaucoup de gens dont personne ne sait rien – parfois seulement le prénom. Boltanski a fait imprimer, au lieu du conventionnel catalogue, la liste de tous les morts répertoriés de l'Oude Kerk entre 1396 et 1865 dans l'ordre alphabétique : un livret dont chaque page contient trois colonnes de noms et prénoms en petits caractères.
Cette décision est conforme à ce qu'il a voulu : rentre visibles et sensibles la présence et le nombre de ces disparus invisibles sur lesquels on marche. Faire en sorte que l'on ne marche plus sur eux sans y penser. Il a donc élevé partout dans l'église, sauf dans l'allée centrale conduisant au chur et à l'autel, des volumes parallélépipédiques de dimensions variables, plus hauts ou plus bas, tous uniformément recouverts d'une sorte de bâche plastique noire tendue. Il faut marcher entre eux, quand c'est possible, se glisser entre eux et les murs, les contourner pour avancer. Ils obstruent le passage. Ils interceptent la lumière passée à travers les verrières. Ils contraignent à des itinéraires incertains et lents, ce qui a suggéré sans doute l'idée d'une procession, car c'est ce que ce dispositif spatial impose naturellement.
De temps en temps, on se trouve face à une sorte de mannequin vaguement anthropomorphe fait de planches, d'une lampe et d'un voile noir. Il pose une question au passant, en anglais ou en néerlandais. " As-tu perdu ta mère ? " ou " t'es-tu consolé ? "
Dans l'allée centrale, Boltanski a repris l'idée qui dominait son installation Personnes en 2010 dans la nef du Grand Palais : des vêtements posés par terre. Si ce n'est qu'il n'y en a qu'un petit nombre, tous noirs, régulièrement étalés sur les dalles. Si ce n'est surtout que l'artiste a demandé que les lustres – les immenses lustres hollandais à boules et branches sinueuses de cuivre – soient descendus jusqu'à presque frôler le sol. Aussi faut-il cette fois marcher entre eux tout en évitant de piétiner les vêtements : marche à nouveau ralentie, lenteur de cortège funèbre.
Le passage du temps et la mortDans le chur, une voix murmure les noms des enterrés. Sur l'autel, des fleurs et des herbes sèchent. Cet espace est envahi par la musique aléatoire et étrangement dansante de dizaines de carillons agités par le vent : la vidéo de cette installation, qui était disposée dans la neige, est projetée à même le mur blanc du déambulatoire. A l'autre extrémité de l'église, sous le buffet d'orgue colossal, dans une petite salle, un entrelacs de câbles électriques alimente des ampoules (158, autant que de jours que dure l'exposition). Quotidiennement, l'une d'elles s'éteint donc.
S'il fallait une preuve qui démontre une fois encore que la création actuelle est susceptible de s'accorder exactement aux arts anciens sans pour autant demeurer discrète, mais oser changer la perception d'un lieu pour révéler sa puissance, l'intervention dans l'Oude Kerk de Boltanski serait cette preuve éclatante. C'est aussi, dans son uvre, un développement -logique. Que le passage du temps et la mort l'obsèdent depuis longtemps, le fait est connu. De plus en plus évidemment, depuis deux décennies à peu près, son uvre est devenue méditative, intime et grave. Il se pourrait que là soit la raison pour laquelle elle touche bien au-delà du monde de l'art -actuel : parce qu'elle parle sim-plement et directement de sujets universels.
Philippe Dagen