" Les détenus n'hésitent plus à nous bousculer "

Sous-effectifs, violences, insécurité… Des surveillants racontent au " Monde " leurs conditions de travail

Le mouvement de protestation des surveillants pénitentiaires est entré vendredi 19  janvier dans sa deuxième semaine, avec le blocage dès 6  heures de plusieurs établissements, et notamment des incidents violents à Fleury-Mérogis. S'il a pris une telle ampleur, c'est que le thème de la sécurité liée à la radicalisation islamiste qu'il porte a rencontré un très large écho dans les coursives. Mais le sujet des tensions et violences croissantes dues à la surpopulation carcérale est plus large.

Sur les quelque 70 000 personnes détenues en France, condamnées ou en détention provisoire, 500 le sont pour des affaires liées de près ou de loin au terrorisme islamiste, et 1 200 " droits communs " sont identifiés comme étant radicalisés. A la maison -d'arrêt de Fresnes (Val-de-Marne), ils sont une centaine, dont soixante " terros " et quarante " droits communs " sur 2 800 détenus. Dans leur vécu, les surveillants de cet établissement vétuste dont le taux d'occupation atteint aujourd'hui 203  %, évoquent surtout les incivilités et tensions quotidiennes dans la détention " ordinaire ", avec des perceptions nuancées.

Aurélie, 24 ans, surveillante titulaire depuis un an après une année comme stagiaire, assure " n'avoir encore jamais eu peur en détention ", même s'il lui est arrivé d'être seule pour gérer une coursive. Son " record " :142 détenus. " C'est sûr que ce n'est pas très sécuritaire, concède-t-elle. Certains services sont géniaux, car les personnes détenues sont détendues, et dans d'autres, on ne sait pas pourquoi, c'est le bordel. " C'est " par plaisir et par choix " qu'elle reste affectée aux coursives, car avec les heures supplémentaires et le travail de nuit, sa rémunération nette monte à environ 1 700  euros par mois.

Cet ancien agent de sécurité -entré dans la pénitentiaire à 32 ans, se souvient d'avoir été agressé une fois en  2008, à Fleury-Mérogis : " un coup de poing, mais je l'ai rapidement maîtrisé ". Depuis deux ans qu'il est à Fresnes, Louis, 44 ans, n'a pas subi d'agression physique, mais des insultes ou des intimidations verbales comme " tu verras, je t'attendrai dehors, toi et ta famille ". " Des menaces presque banales, analyse-t-il, mais certains collègues, à la longue, ne supportent plus. "

" A mes débuts, la pire agression que pouvait subir une surveillante, c'était l'insulte. Aujourd'hui, les détenus n'hésitent pas à nous bousculer ", dit Natacha, 35 ans, surveillante à la maison d'arrêt de Nantes. " La violence vient souvent de la frustration. Si on confisque 5  grammes de shit à la sortie d'un parloir ou un téléphone dans une cellule, on sait que le détenu peut vouloir en découdre. "

Usant pour les nerfs

La jeune femme a été agressée une fois en plus de dix ans de carrière. " J'estime que j'ai été chanceuse. Ce jour-là, un détenu a appelé depuis sa cellule. Quand j'ai ouvert la porte, il m'a d'abord repoussée. Violemment. J'ai beau ne pas être très impressionnante physiquement, je n'ai pas lâché prise. Il m'a alors jetée contre le mur. L'alarme s'est déclenchée et il a été placé au quartier disciplinaire. J'ai repris le travail aussitôt. On est en sous-effectif. Je ne voulais pas m'arrêter. " Selon Natacha, les détenus sont aussi violents entre eux. " Ici, beaucoup de détenus ont des lames sur eux, pour se protéger parfois. Mais pas seulement… "

Ce climat de violence latente ou réelle est usant pour les nerfs. " J'ai l'impression de ne pas avoir peur. Mais quand on m'a placée, pour un temps, sur un poste protégé, c'est-à-dire loin des détenus, j'ai réalisé que dans les étages, le stress me rongeait ", explique-t-elle. " On passe notre temps à négocier et c'est parfois usant. Pourtant, ce métier me plaît toujours. J'essaie d'y mettre une dose d'humanité. Un humain n'est pas fait pour être enfermé et je le sais. "

Le turnover du personnel complique la situation, avec de jeunes surveillants qui ont du mal à faire le poids face à des caïds ou des délinquants endurcis. A Fresnes, près de 50  % des surveillants sont stagiaires, c'est-à-dire qu'ils ont moins d'un an d'expérience !

De fait, Stéphane, 27 ans, tout frais sorti de l'école des surveillants en octobre  2017, a déjà lui aussi assumé une coursive de 120 détenus (50 cellules à deux ou trois par cellule). " Je me suis fait pousser une fois, mais rien de grave. " Cet ancien électricien dans le bâtiment reconverti dans la pénitentiaire " pour être fonctionnaire avec la sécurité de l'emploi ", relativise les insultes. " C'est juste des voyous de cité ", dit ce petit gabarit. Il sait ce qu'il veut. " C'est dur au début ", mais son objectif " est d'évoluer après vers d'autres métiers de la pénitentiaire comme les ERIS ", ces équipes régionales d'intervention et de sécurité appelées en cas de mutinerie.

Sentiment d'abandon

" Les choses sont plus difficiles à gérer quand on se retrouve face à un fou de 2 mètres, qui n'a rien à faire en prison, et est pris d'un accès de violence ", témoigne Louis, 34  ans, dont huit passés à Fresnes. " Il y a de mauvaises histoires, très difficiles, mais aussi de belles histoires. On gère l'humain, c'est intéressant ", raconte ce grand gaillard alors qu'il a croisé au centre commercial un ex-détenu venu tout sourire avec sa femme lui serrer la main. En  2013, il l'avait décroché à temps du drap auquel il s'était pendu dans sa cellule.

Ce que racontent aussi les gardiens, c'est un sentiment d'abandon. Coups de poing au visage, entorses, luxations : Anthony, surveillant aux Baumettes à Marseille, 29 ans dont sept passés dans la pénitentiaire, affirme avoir subi quatre agressions physiques au cours des trois dernières années. Il a déposé autant de plaintes qui, assure-t-il, ont toutes été classées par le procureur. " On demande des effectifs, c'est vrai, mais aussi que les juges fassent leur travail car la violence physique devient de plus en plus fréquente. " Anthony qui a passé le concours " par défaut " veut à tout prix " entrer dans la police nationale " : " La pénitentiaire, j'en peux plus. "

" Avant l'ouverture d'un parking fermé pour le personnel, c'était un véhicule de surveillant par mois en moyenne qui flambait dans la  rue ", affirme le responsable -local de la CGT. Coralie, jeune surveillante, travaillant également aux -Baumettes, rapporte les insultes qui fusent parfois derrière les portes : " Sale pute ! Viens me… " Elle aussi a " envie de - se - barrer ". " Mais on est là, on a signé et puis j'aime mon travail, explique la jeune femme.

Dans un centre de détention, pour les personnes condamnées à des peines plus longues, les choses sont différentes. " Les détenus vont et viennent librement dans les étages. Quand le ton monte, on peut vite se retrouver seul, encerclé par dix ou quinze gars ", raconte Alban, surveillant au centre de détention de Nantes depuis sept ans.

" C'est une mini-société, avec un caïd, un dealer, des toxicos… Certains ont toujours baigné dans la violence. Ils s'insultent, tout en rigolant. En prison, il faut être le plus fort. " Alban a été agressé une fois. " Un toxico, qui n'avait pas pris son traitement, m'avait donné un coup de tête. A l'hôpital, le médecin m'a dit que je n'avais rien et que je pouvais retourner au travail. Mais cette agression, pour moi, ce n'était pas rien. "

Anne-Hélène Dorison, Jean-Baptiste Jacquin, et Luc Leroux

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