Le pays revendique le titre de deuxième producteur et exportateur mondial de fèves. La poudre brune représente 10 % de son produit intérieur brut. Mais la filière, contrôlée par le gouvernement, reste fragile
Sur les troncs des cacaoyers, les cabosses prennent des teintes jaunes. Prêtes à être tranchées par le go to hell (" va au diable "), nom donné à la machette au Ghana. La grande saison de récolte des fèves de cacao, d'octobre à mars, bat son plein dans ce pays anglophone. L'effervescence croît chez les acheteurs. Pour preuve, l'échoppe rudimentaire gérée par la société de négoce Nyonkopa, dans le village de Deduako (sud), au cur du pays Ashanti, bassin de cette production agricole, a fait peau neuve. Elle stocke les sacs de fèves déjà fermentées, puis séchées au soleil, acquises auprès des planteurs. Les transactions sont inscrites dans un registre, première étape des opérations de traçabilité imposées par le gouvernement.
Dans cette " communauté ", trois comptoirs d'achat se disputent les précieuses fèves. Nyonkopa doit croiser le fer avec Ecom et Produce Buying Company (PBC). Il faut donc convaincre les fermiers de céder leur marchandise, voire les fidéliser. Nyonkopa a choisi de leur livrer la bonne parole… dans une église. Seul bâtiment en dur du village, capable, il est vrai, d'accueillir une telle réunion. L'employé du comptoir qui harangue les planteurs leur promet, s'ils s'engagent à livrer au moins dix sacs par an pendant cinq ans, de leur verser une retraite. Une pension estimée à 22 dollars (18 euros) par mois – le salaire minimum est de 50 dollars mensuels au Ghana. Un discours très écouté. Dans l'assistance aux boubous colorés, l'âge moyen est très avancé. Le vieillissement des agriculteurs est un des motifs d'inquiétude des entreprises consommatrices de cacao, mais il n'est pas le seul, car la filière compte de nombreuses fragilités.
Or, au Ghana, le cacao est d'abord une affaire d'Etat. Et pour cause. Le pays revendique le titre de deuxième producteur et exportateur mondial de fèves, pesant 20 % du marché, derrière son voisin la Côte d'Ivoire. Ce qui fait de la poudre brune la troisième richesse du pays, derrière l'or et le pétrole, représentant 10 % de son produit intérieur brut. L'organisme gouvernemental " Ghana Cocoa Board ", plus connu sous son petit nom de " Cocobod ", est chargé de présider aux destinées de cette industrie.C'est à lui que revient la responsabilité d'édicter les règles de qualité de la production et leur contrôle, mais aussi d'assurer le stockage final des sacs de fèves, sans oublier la fixation du prix payé au producteur.
" Nous ne pouvons rien dire sur le tarif, il est fixé par le gouvernement ", affirment en chur les planteurs. Cette année, alors que le cours mondial du cacao s'est soudainement refroidi, le Ghana a choisi de maintenir le prix payé au fermier au même niveau qu'un an plus tôt. Soit 1 700 dollars la tonne, autrement dit 1,70 dollar le kilo ou 108 dollars le sac. Car les fermiers parlent " en sacs ". Ils sont nombreux à chiffrer leur récolte à quatre ou cinq sacs. Pas suffisant pour bénéficier des programmes d'incitation lancés par Nyonkopa. Et guère rémunérateur, quand la vente de fèves est souvent la seule source de revenus de ces petits agriculteurs.
Plongeon des coursDe l'autre côté de la frontière, en Côte d'Ivoire, le prix est aussi, en théorie, garanti par l'Etat. Une mesure prise par le président Alassane Ouattara, revenant sur la politique de libéralisation du secteur, pour tenter de relancer la production. Mais le goût du cacao est plus amer pour les producteurs depuis que le gouvernement ivoirien a décidé de faire passer le prix de 1 100 à 700 francs CFA le kilo (1,80 à 1,26 dollar le kilo), courant 2017. Une chute de plus d'un tiers, censée refléter le plongeon du cours du cacao lors de l'année écoulée.
Ce repli brutal doit beaucoup aux excellentes récoltes de la Côte d'Ivoire, comme du Ghana, en 2017. Elles ont atteint près de 2 millions de tonnes pour l'un et frôlé la barre du million (970 000) pour l'autre. Un quasi-record. Les spéculateurs, qui tablaient sur un marché déficitaire, ont été pris à contre-pied et ont fait chuter les cours. La tonne de poudre brune se négocie aujourd'hui à moins de 1 900 dollars à New York. Sachant qu'il est encore trop tôt pour chiffrer la récolte en cours, même si le Cocobod s'est fixé comme objectif les 850 000 tonnes.
En maintenant le tarif payé aux producteurs, un choix du nouveau président de la République, Nana Akufo-Addo, élu en décembre 2016, l'Etat ghanéen en est de sa poche. Il réfléchit d'ailleurs, aujourd'hui, à baisser le prix payé au producteur, car le différentiel entre les deux voisins est source de contrebande. " L'Etat doit subventionner à hauteur d'environ 300 dollars la tonne de cacao ", affirme Krishnakumar R. Pillai, directeur général de Biolands, une filiale du groupe suisse Barry Callebaut, numéro un mondial des produits de cacao. Le calcul tient compte des coûts de transport, de stockage ou de contrôle, qui viennent s'ajouter au prix d'achat de la fève. Or, une partie de ces coûts est versée aux sociétés de négoce, comme Nyonkopa.
En effet, en 1992, le Fonds monétaire international a contraint le Ghana à ouvrir à la concurrence la commercialisation des fèves de cacao. Résultat, même si l'ex-monopole public, la société PBC, garde une part de marché de 30 %, elle est désormais concurrencée par de nombreux rivaux. A l'instar du tradeur suisse Ecom, suivi du singapourien Elam et de Nyonkopa. Tous touchent un prix forfaitaire de 210 dollars la tonne. A eux de gérer l'achat et la logistique de la façon la plus optimale pour dégager des profits.
Mais les marges ne sont pas le seul attrait de cette activité. Si des géants du négoce ont demandé une licence à l'Etat ghanéen pour acheter les fèves, c'est aussi pour être au plus près des planteurs. C'est d'ailleurs ce qui a convaincu Barry Callebaut d'acheter Nyonkopa en 2015. Une décision stratégique prise par son PDG, Antoine de Saint-Affrique. Il l'explique en citant un proverbe africain : " Le meilleur moment pour planter un arbre, c'était il y a trente ans ou aujourd'hui. " Avant d'ajouter : " On plante aujourd'hui les arbres que d'autres auraient dû planter. "
Barry Callebaut, peu connu du grand public, revendique pourtant le titre de leadeur mondial du cacao et des produits chocolatés, avec un chiffre d'affaires de 6,8 milliards de francs suisses (5,8 milliards d'euros). Ses grands concurrents sont l'américain Cargill ou les singapouriens Olam et Wilmar. Il fournit du chocolat aux géants de l'agroalimentaire comme Nestlé, Mondelez ou Hershey's, mais aussi aux professionnels de la pâtisserie. Une partie des produits (cacao, beurre et liqueur de cacao), livrés aux clients en Europe, est produite dans l'usine que possède Barry Callebaut, dans la zone franche d'Accra (sud), depuis les années 2000. Un site qui a, en 2016, bénéficié d'un investissement de 17 millions de dollars.
Avec un seul métier et un objectif de croissance fixé par M. de Saint-Affrique compris entre 4 % à 6 % par an en volume, l'accès aux fèves de cacao est vital. Bien évidemment, comme ses concurrents, Barry Callebaut s'approvisionne dans les pays où les cultures industrielles de cacaoyers se développent, tels l'Equateur, le Pérou, le Brésil ou la Bolivie. Mais, pour autant, il ne peut se priver des deux leadeurs mondiaux que sont la Côte d'Ivoire et le Ghana.
Accroître la productivitéD'où l'intérêt de Barry Callebaut à veiller à la consolidation de la filière cacao ghanéenne. Avec les équipes de Nyonkopa sur le terrain, le groupe a, en 2017, lancé un programme de relevé numérique des plantations, accompagné de collectes de données sur les pratiques des fermiers, leur âge, leur famille… Près de 25 000 plantations ont déjà été répertoriées sur les près de 800 000 que compte le pays. Un chiffre qui exprime bien le morcellement des parcelles, quand leur taille moyenne n'excède pas les 2 hectares. Des exploitations petites, mais aussi des arbres souvent vieux et malades. D'où une productivité moyenne faible de 372 kilos par hectare.
L'enjeu pour Barry Callebaut est l'accroissement de cette productivité, quitte à accompagner restructuration et modernisation des fermes. Le suisse est conscient des demandes des consommateurs, culpabilisés par la part d'ombre de la culture des cacaoyers. Que ce soit le travail des enfants, la pauvreté des planteurs ou la déforestation, qui contribue au dérèglement climatique. En 2016, il a lancé un programme mondial, " Forever Chocolate ", se fixant pour objectifs, d'ici à 2025, d'éradiquer le travail des enfants, de sortir 500 000 fermiers du seuil de pauvreté (1,9 dollar par jour), d'utiliser 100 % d'ingrédients " durables " dans sa production, d'avoir un bilan carbone positif et un taux zéro de déforestation.
De son côté, le gouvernement ghanéen doit lutter contre l'orpaillage illégal, qui pollue les sols et détourne les jeunes de l'agriculture. Un sujet sensible, car les Chinois sont très présents dans cette prospection illégale. Il veut aussi réduire sa dépendance aux cours mondiaux, en accroissant la valeur ajoutée dans le pays, quand, aujourd'hui, 70 % du cacao est exporté brut. Il négocie également un prêt de 750 millions de dollars afin, entre autres, de remplacer les cacaoyers vieux ou malades. Quitte à arracher une racine sentimentale : " Les fermiers sont attachés émotionnellement à leur plantation ", concède M. Pillai.
Laurence Girard