Les trois personnes choisies par l'exécutif pour relancer l'industrie sont toutes liées au groupe verrier
Une femme, deux hommes. De Paris à Rodez en passant par La Souterraine (Creuse), trois nouveaux mousquetaires défendent depuis quelques semaines les couleurs de l'industrie française : Delphine Gény-Stephann, Jean-Pierre Floris et Philippe Varin. Le trio de choc a été désigné par l'Etat en fin d'année 2017 pour mettre en uvre la nouvelle politique du gouvernement et accélérer la mutation du tissu industriel bleu-blanc-rouge, au moment où l'économie redémarre enfin. Unis par des convictions réformatrices similaires, ces professionnels aguerris sont aussi liés à une même maison : Saint-Gobain. Comme si la politique industrielle française était en partie déléguée aux héritiers de Colbert, fondateur de Saint-Gobain en 1665…
" Delphine et Jean-Pierre sont des produits Saint-Gobain ", confirme le PDG du groupe, Pierre-André de Chalendar. M. Varin en est, lui, l'un des grands administrateurs. " Je ne suis pour rien dans le choix du gouvernement, et il n'y a pas de volonté d'influence de notre part, précise le PDG. C'est une forme de reconnaissance de l'école Saint-Gobain, considérée comme un vivier de compétences industrielles. "
" Ce n'est pas un hasard, acquiesce M. Floris, nommé le 8 décembre 2017 délégué interministériel aux restructurations d'entreprises. Il y a une proximité entre le “modèle Saint-Gobain'' et celui promu par Emmanuel Macron et Edouard Philippe. L'idée, c'est que les entreprises établies en France soient les plus performantes de leur secteur, et en même temps qu'elles aient une vision sociale. Si des restructurations sont nécessaires, il faut qu'elles soient menées le plus humainement possible, avec l'accord des syndicats. On se rapproche de la vision allemande, rhénane, de l'entreprise. " Une convergence que ne renierait pas Jean-Louis Beffa, l'ex-PDG de Saint-Gobain et actuel président du conseil de surveillance du Monde, inlassable promoteur d'une alliance entre un " Etat stratège " et les grands groupes français.
Dans le trio, M. Floris fait figure de d'Artagnan, malgré ses 69 ans. C'est un capitaine astucieux et -téméraire, au cuir tanné, prêt à ferrailler pour sauver un jour l'usine Bosch de Rodez menacée par le déclin du diesel, un autre le centre de recherche Galderma de Sophia Antipolis (Alpes-Maritimes), un troisième le site Tupper-ware de Joué-lès-Tours (Indre-et-Loire). " Et, quand il faut faire respecter un engagement, j'interviens avec ma grosse voix ", tonne ce Toulousain. Il s'appuie surtout sur sa légitimité : plus de quarante ans d'industrie, essentiellement chez Saint-Gobain.
" C'est le plus grand industriel du groupe ", tranche M. de Chalendar. Deux fois il a quitté la maison, deux fois il y est revenu. La troisième a été plus définitive : en 2014, quand le PDG lui a demandé de redresser sa filiale d'emballage en verre Verallia et de la vendre, il était opposé au projet, mais a accepté la mission, et s'est mis pour trois ans au service du nouvel actionnaire, Apollo. Un fonds américain qu'il reçoit désormais à Bercy pour réfléchir à la possible reprise d'autres entreprises françaises en difficulté…
Histoires entrecroiséesMme Gény-Stephann est, elle aussi, passée par l'" école Saint-Gobain ". Après dix ans dans la haute administration de Bercy, cette polytechnicienne, fille d'ingénieurs, a rejoint le groupe verrier en 2005. Elle s'y est occupée de matériaux de haute performance, de vitrage, avant de diriger le plan et la stratégie, une fonction-clé où elle a instruit de nombreux dossiers d'investissement et de cession pour M. de Chalendar. Fin novembre 2017, elle venait à peine de prendre un poste plus opérationnel, à la direction des " grains céramiques ", et visitait une usine en Andhra Pradesh, dans le sud de l'Inde, lorsque son téléphone a sonné. En ligne, le premier ministre, Edouard Philippe. En quelques heures, elle a accepté de revenir au ministère de l'économie, comme secrétaire d'Etat cette fois-ci, et fait ses bagages.
" Tout en étant passée dans le privé, j'étais restée assez connectée avec Bercy, précise-t-elle. Depuis un an, je représentais en particulier l'Etat au conseil d'administration de Thales. " Sans attribution définie, elle seconde ou remplace désormais le ministre de l'économie, Bruno Le Maire, dans plusieurs dossiers sensibles. La création du nouveau fonds pour l'innovation de rupture, par exemple, ou la remise à plat de la politique de filières.
Quant à M. Varin, ce fin diplomate joue un triple rôle. Président du groupe public Areva, il est aussi, depuis janvier, patron de France Industrie, la nouvelle grande organisation des dirigeants du secteur. Il a en outre été choisi par l'Etat pour prendre la tête du Conseil national de l'industrie, un organisme qui réunit le patronat, les syndicats et les pouvoirs publics, et que le gouvernement entend relancer. Ainsi est-ce avec lui que Mme Gény-Stephann passe actuellement au crible la politique de filières, pour une décision attendue le 26 février, et que M. Floris travaille sur le délicat dossier du diesel. Ces trois casquettes simultanées font de l'ex-PDG de PSA une sorte de " vice-ministre de l'industrie ". Sans oublier sa quatrième casquette : depuis 2013, M. Varin est administrateur de Saint-Gobain. Il préside le comité des nominations, des rémunérations et de la gouvernance.
Conséquence de ces histoires entrecroisées, le trio se connaît bien. Jean-Pierre Floris a été le chef direct de Delphine Gény-Stephann. " Quant à Philippe Varin, j'ai été son fournisseur chez PSA, puis j'ai présenté des dossiers devant lui au conseil de Saint-Gobain ", raconte-t-il.
Un symbole tricoloreUn pour tous, tous pour un : en l'occurrence Emmanuel Macron, l'homme qui a séduit les trois mousquetaires. " J'ai voté pour lui dès le premier tour de la présidentielle, son projet m'a enthousiasmée par sa nature révolutionnaire ", s'enflamme Mme Gény-Stephann. " J'ai toujours regretté qu'on manque de flexibilité et de dialogue social en France. Enfin, les choses bougent ! ", appuie M. Floris.
Nationalisé par la gauche en 1982, privatisé en 1986, Saint-Gobain est resté, depuis, un groupe à forte dimension politique. Ses dirigeants ont toujours eu conscience d'être aux commandes d'une ancienne manufacture royale, un symbole tricolore. Pour les Chinois, " Saint-Gobain, c'est la France ", relevait M. de Chalendar, en 2015, lors d'un voyage à Shanghaï. Dans l'industrie, c'est aussi un modèle pour beaucoup. Une multinationale qui profite de la mondialisation tout en battant fièrement pavillon français. " Une entreprise qui a une stratégie claire, le sens du long terme et une vraie attention aux hommes ", résume Mme Gény-Stephann. Même si sa croissance a déçu, même si sa dernière grande opération, la tentative d'achat du suisse Sika, a échoué à moitié, quel autre champion national peut se targuer d'être toujours là, trois siècles et demi après sa création ?
Sans vivre de la commande publique, Saint-Gobain a tissé des liens forts avec l'élite politique et pris l'habitude de piocher dans les cabinets ministériels des cerveaux bien faits. " Le groupe les envoie gérer des usines au fin fond de la pampa, puis diriger un pays ou une branche, et en fait de vrais industriels, très autonomes ", relate un de ceux qui ont vu la mécanique à l'uvre. Au sommet du groupe, six des dix-sept principaux dirigeants actuels ont ainsi débuté au service de l'Etat, dont le PDG lui-même, son bras droit, Claude Imauven, et le directeur financier, Guillaume Texier. Le mouvement continue : pour remplacer Mme Gény-Stephann, c'est une ex-conseillère de M. Macron, Julie Bonamy, qui a pris la direction du plan et de la stratégie en juin 2017.
Tous les cadres formés par Saint-Gobain ne peuvent évidemment pas devenir PDG du groupe, ce qui incite certains à tenter leur chance ailleurs. C'est ainsi que Gilles Michel a abouti chez Imerys, Philippe Crouzet chez Vallourec, Jean-Dominique Senard chez Michelin, et Jacques Aschenbroich chez Valeo.
" Ce qui est plus nouveau, c'est que d'anciens de la maison reviennent vers l'Etat ", comme les mousquetaires actuels, ou encore Charles Hufnagel, l'ex-responsable de la communication devenu porte-parole de Matignon, souligne un familier du groupe.Public, privé, et retour. Bienvenue dans le capitalisme français.
Denis Cosnard