" La ZAD rend visible toute une palette de modes de vie "

Entretien avec Geneviève Pruvost, sociologue au Centre d'étude des mouvements sociaux de l'Ecole des hautes études en sciences sociales.



" Décroissants ", " utopistes ", " écolos radicaux " : quel est le dénominateur commun à ceux -qui choisissent aujourd'hui des modes de vie -radicalement alternatifs ?

Cette population entend mettre son mode de vie en cohérence avec sa pensée politique, dans des domaines aussi variés que le rapport -au travail ou à l'argent, la manière de se nourrir, l'occupation de l'espace ou les relations sociales. Il s'agit de -vivre autrement en limitant les -dépenses et en augmentant la part d'auto-production au sein d'un fonctionnement -horizontal et coopératif, avec une prédilection pour les groupes de petite taille.



Quelles sont les lignes de fracture qui divisent ces adeptes de la décroissance ?

Elles sont essentiellement de trois ordres. Le -premier clivage concerne l'engagement dans la vie marchande et salariale : il y a des alternatifs -qui vivent en squat, de récupération et du RSA - - revenu de solidarité active - , tandis que d'autres sont autœntrepreneurs, membres d'une SCOP - - société coopérative et participative - , salariés -à mi-temps ou vendeurs de leur production en vente directe.

Le second clivage porte sur le niveau de collectivisation. Certains sont propriétaires de leur terrain, y construisent un habitat léger et pratiquent un haut degré d'hospitalité. D'autres choisissent un projet plus collectif et mettront leurs ressources en commun. D'autres encore, comme une -partie des habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, militent pour une étatisation des -terres, mises à disposition et autogérées par leurs -locataires, à l'image de ce qui existe au Larzac.

Le troisième clivage important concerne le niveau d'exigence écologique, plus ou moins élevé en -termes d'énergie, d'alimentation, de consommation. Mais tous ces " alternatifs du quotidien " ont en commun de développer une autre conception de la richesse et de la pauvreté, qui pourrait se -résumer ainsi : dépenser moins pour vivre mieux.



Vous êtes en train d'écrire un livre sur la viabilité -économique du choix de vie d'un couple de -boulangers-paysans habitant en yourte. Quel -constat en tirez-vous ?

Mon enquête microéconomique a porté sur -une famille vivant dans un village de moins de 1 000 habitants. -Laurent, Marie et leur petite fille -logent dans une yourte de 30  m2 sans électricité ni eau courante, et estiment vivre " bien " avec 1 400  euros par mois pour trois (allocations familiales comprises et -impôts déduits). En termes strictement financiers, selon les critères de l'Institut national de la statistique et des études économiques - Insee - , ce ménage vit pourtant au-dessous du seuil de pauvreté - - fixé à 1 764  euros, en  2016, pour deux adultes et un enfant - .

Pour comprendre comment ce couple s'organise avec si peu d'argent, il faut tenir compte de leur -intégration sociale, dans un groupe d'une cinquantaine d'alternatifs auquel ils sont affiliés. Il ne suffit pas en effet d'acheter un terrain, de monter une yourte, d'installer un panneau solaire et de faire son potager pour vivre de peu et se sentir dans l'aisance. Il faut pouvoir s'insérer localement dans une chaîne de solidarité bienveillante, ce qui -permet d'accéder facilement et gratuitement aux -ressources -communes. Il faut aussi réduire son temps de travail -rémunéré au profit d'un temps d'apprentissage de -nouveaux savoir-faire, en -interdépendance avec les voisins, afin d'auto-fabriquer son alimentation, son habitat, son -énergie. Le modèle privilégié est celui d'une -polyactivité vivrière, avec vente du surplus : il ne s'abstrait donc pas complètement de la société marchande, ni de l'Etat social.



C'est ce mode de vie que l'on retrouve à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ?

En concentré, et selon des modalités bien plus -diverses ! Ce qui rend cette lutte très puissante, c'est qu'elle ne propose pas un modèle unique. Elle rend visible toute une palette de modes de vie, déjà -expérimentés et viables. Lorsque les paysans -d'origine et les nouveaux venus sur la ZAD demandent que la gestion et l'usage de ces terres leur -reviennent, ils sont dans un projet tout à fait réali-sable, déjà mis en œuvre depuis plusieurs années. Comme au Larzac – où une partie des militants -antimilitaristes a concrètement aidé les fermiers -mobilisés, au point de devenir eux-mêmes paysans –, participer en tant que visiteur et habitant aux activités qui se déploient sur la ZAD relève -d'un apprentissage tout à la fois politique, agricole et -artisanal. En témoigne la construction collective de -cabanes. Ce chantier ouvert contribue aux -luttes politiquement situées de légalisation -de l'habitat -léger, de -dénonciation de la prédation humaine sur le monde vivant et de conquête -d'espaces d'autonomie ; mais il -incarne aussi une autre -manière d'habiter les territoires, à portée de main des non-militants.



Ces chantiers collectifs constituent ce que vous -appelez, dans un article publié en  2015 dans la -revue " Sociologie du travail " (n°  57), la " politisation du moindre geste ". Que -voulez-vous dire ?

Qu'il ne s'agit pas pour ces militants de " dire ", mais de " faire ", sous la forme d'une action -directe (elle a lieu ici et maintenant) et non -armée, qui consiste à changer radicalement de mode de vie. Pour faire la démonstration in situ qu'un autre monde est possible.

Propos recueillis par C. V.

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