La ville syrienne ravagée sera-t-elle recréée comme Le Havre, préservée comme Cologne, dénaturée comme Beyrouth ? Enquête sur les enjeux d'un chantier très politique
Reconstruire Alep, ville martyre : un an après l'arrêt des combats, c'est désormais l'une des priorités des autorités syriennes, alors même que les luttes armées se poursuivent sur d'autres fronts. La ville, dont le cur historique a été classé au Patrimoine mondial de l'Unesco, et qui, grâce à l'implication de ses habitants, avait bénéficié d'une restauration exemplaire dans les années 1990, ressemble à présent à un champ de ruines. " Selon les informations communiquées, un tiers des quartiers historiques a été détruit, et un autre tiers a subi d'importants dommages ", explique Samir -Abdulac, président du groupe de travail de l'International Council on Monuments and Sites (Icomos) pour la sauvegarde du patrimoine culturel en Syrie et en Irak.
Dès l'été 2017, en Syrie, un haut comité proposé par la direction générale des antiquités et des musées (DGAM), dirigé par le ministère de la culture et composé des ministères impliqués dans la reconstruction, des autorités -locales et d'acteurs privés, s'est réuni afin d'élaborer un plan de reconstruction qui sera soumis à l'Unesco. " Cette reconstruction constitue un véritable défi : pendant un siècle, on nous félicitera ou on nous blâmera ", explique l'archéologue syrien Maamoun Abdulkarim, ancien directeur de la DGAM. De fait, les -enjeux sont non seulement matériels mais aussi politiques. Faut-il, pour panser les blessures de la bataille d'Alep, effacer les traces des destructions, ou bien les conserver en espérant que le souvenir de la violence pourra préserver d'une nouvelle explosion ?
Ce défi et ces questionnements ont été, en partie, ceux de l'Europe en 1945, dont les villes -anciennes et les monuments historiques ont connu pendant la guerre des destructions sans précédent. Les réponses apportées ont alors été multiples. Le Havre, largement bombardé, a fait le choix de se tourner résolument vers l'avenir en construisant une ville à -l'architecture -moderne, conçue par Auguste Perret, qui lui a valu un classement au Patrimoine mondial de l'Unesco en 2005. Les habitants de Varsovie, dont plus de 85 % du centre historique furent détruits par les troupes nazies, ont quant à eux opté pour un retour à l'identique afin -d'effacer les vestiges de la barbarie et de -retrouver leur identité historique et culturelle.
En Allemagne, pays vaincu et coupable de -crimes contre l'humanité, la reconstruction eut une dimension morale et spirituelle. A -Cologne, par exemple, détruite à 96 %, il -fallait décider du sort que l'on réservait aux vestiges des églises romanes – vestiges " hautement -significatifs ", rappelait dans une -intervention à l'Unesco en 2015 l'architecte Nicolas Detry, auteur d'une thèse sur la restauration pendant et après la seconde guerre mondiale. Les décisions ont été prises démocratiquement, quartier par quartier : au final, les églises ont été reconstruites partout où il restait encore des survivants de la communauté chrétienne. En revanche, quand une paroisse était décimée, d'autres choix étaient faits : l'église de Sankt Alban fut ainsi conservée dans son état de ruines, comme souvenir -contre la barbarie de la guerre.
Ruée vers l'orMais si l'Europe a réussi sa reconstruction, un spectre, plus proche dans l'espace et le temps, hante les Syriens : celui de Beyrouth. Entre 1975 et 1990, la ville, coupée en deux par une ligne de front, est dévastée par la guerre civile. Malgré l'opposition d'intellectuels, journalistes et urbanistes, la reconstruction du centre historique, ravagé, est confiée à des capitaux privés. " Le projet originel était de rendre les particuliers actionnaires du centre-ville, pour éviter qu'ils ne détruisent leur ville à nouveau par une guerre civile. Mais les financements ont manqué, et il a fallu émettre des actions à des investisseurs ", rapporte l'architecte libanais d'origine syrienne Manar Hammad, qui documente les destructions d'Alep.
Au final, à Beyrouth, près de 120 000 propriétaires et locataires ont été expropriés ou expulsés, et 180 hectares ont été rasés, notamment sur les restes des anciens souks ottomans et du quartier juif de Wadi Abou Jamil. " On s'est aperçu trop tard que le nouveau -centre-ville, luxueux, aseptisé, avait été déserté par les Libanais pour n'être plus fréquenté que par des citoyens des Etats du Golfe ou des -Occidentaux : les conséquences sociales de cette reconstruction ont été désastreuses ", constate Manar Hammad.
Or, pour la reconstruction de la Syrie et d'Alep en particulier, le financement des opérations constitue un enjeu majeur. La fondation Aga Khan s'est engagée pour la restauration d'un secteur couvrant environ 20 % de la vieille ville d'Alep, aux alentours de la citadelle, -comprenant la mosquée des Omeyyades et les souks. Des capitaux tchétchènes auraient été envoyés à l'université d'Alep et au gouvernorat pour la restauration de la mosquée des Omeyyades. Le recours à des investisseurs, -syriens ou étrangers – et notamment des pays du Golfe – semble difficile à éviter. " Certains investisseurs s'enquièrent déjà de la hauteur maximale des bâtiments à proximité de la citadelle ", s'inquiète l'architecte Manar Hammad. Quant aux autorités, elles doivent contrôler que les habitants de maisons d'un ou deux étages dans le centre-ville ne détruisent pas eux-mêmes leurs habitations, en imputant ces destructions aux combats, afin d'en -reconstruire de plus élevées. " Il ne s'agit pas de refuser des capitaux privés, mais il faut absolument veiller à ce qu'ils s'intègrent dans un projet de reconstruction cohérent et adapté ", souligne Samir Abdulac.
Reste que, à l'échelle du pays, les gouvernements alliés du régime et leurs entreprises, en particulier la Russie et l'Iran, talonnés par la Chine, sont déjà les principaux bénéficiaires de cette ruée vers l'or – comme en témoignaient la Foire de Damas, en août 2017, et la troisième " Exposition pour la reconstruction de la Syrie ", en septembre. Les Etats-Unis et l'Europe ont, quant à eux, conditionné leur contribution à une transition politique. " Nous aurions pourtant besoin, pour reconstruire Alep, du soutien scientifique des Occidentaux, et notamment de la France avec qui nous avons des liens culturels historiques ", regrette l'archéologue Maamoun Abdulkarim.
De fait, la reconstruction a notamment pour but le retour à une stabilité politique. A cet égard, celle des quartiers périphériques d'Alep-Est, construits de façon anarchique par une population rurale qui ne pouvait plus se loger à partir des années 1990 dans le centre-ville, apparaît particulièrement stratégique : c'est dans cette zone que la révolte avait éclaté en 2011. Il est donc probable que le gouvernement planifie la reconstruction de ces quartiers dont les habitants ne possèdent pas -d'actes de propriété. L'opportunité d'assurer une paix sociale ? Ou le risque de semer les germes d'un nouveau conflit ? " Pour la -reconstruction d'Alep, la participation des habitants apparaît en tout état de cause essentielle : elle ne pourra en aucun cas se faire sans eux, à la fois pour des raisons économiques et sociétales ", analyse Nada Al-Hassan, chef d'unité des Etats arabes à l'Unesco. L'enjeu, pour Alep, est d'installer durablement la sérénité et d'éviter le destin de Beyrouth, où des affrontements ont éclaté à nouveau en 2008.
Marie Zawisza