L'exil en contrechamp

Peu avant la visite d'Emmanuel Macron, mardi 16 janvier, dans le Centre d'accueil et d'examen de situations administratives pour migrants de Croisilles (Pas-de-Calais), Laurence Geai y a saisi pour " Le Monde " cette image à rebours des clichés. Analyse

Deux mains enserrent un livre,comme un écho au geste d'une mère passant son bras autour de sa fille sur le -dessin ornant la page de droite. La prise de vue en plongée nous place tout près de l'épaule du lecteur, telle une invitation à s'approcher, voire à prendre sa place. La faible profondeur de champ et les couleurs pastel de l'illustration adoucissent la froideur du mobilier. Tout, dans la construction de cette image, semble en contradiction avec la grammaire visuelle -habituelle des photographies de réfugiés, qui convoque d'ordinaire des émotions fortes.

Celle-ci a pourtant été prise à Croisilles (Pas-de-Calais), dans le -centre d'accueil et d'examen des -situations administratives (CAES) qui offre une soixantaine de lits, des repas chauds, des cours de français et une -assistance médicale aux migrants qui le souhaitent. Laurence Geai, photographe pour Le Monde, s'y trouvait le week-end du 13  janvier pour suivre le quotidien des réfugiés.

Un livre, un stylo-bille, des -dominos, le temps semble s'écouler au rythme du petit village du Nord pour ce jeune Soudanais : " Nous étions dans le lieu de vie -commun, après un cours de français. Pendant qu'il -essayait de déchiffrer ce passage seul, un ami était sur son téléphone, d'autres jouaient. Le moment paisible, le livre enfantin ont -attiré mon regard. "

Contrastes

Le passage par les CAES, éloignés de la frontière, est souvent une séquence de repos pour les migrants qui ont passé les semaines précédentes à tenter chaque nuit un passage vers le Royaume-Uni. C'est aussi là que l'ennui s'installe, loin des événements parfois douloureux qui ont ponctué les trajectoires de chacun d'entre eux – et qui habitent nos -représentations. Par son cadrage serré, cette photographie -congédie, pour un instant, les épreuves passées.

Laurence Geai se souvient avoir pensé à un autre contraste au -moment de la prise de vue : " Le -moment tranchait avec le contexte un peu hostile. Quelques heures auparavant, j'avais entendu au bistrot du village une vieille dame pester contre le centre et ses occupants, propageant de fausses informations. Le maire PS de Croisilles a dû faire face à plusieurs jours de manifestations, menées par des militants du Front national, avant son ouverture. "

Par ailleurs, à la blancheur du papier répond le brun profond des mains du lecteur ; à la solitude d'hommes venus de loin répond le geste maternel d'une illustration pour enfants qui semble sortie tout droit de la France des années 1950. Pourtant, dans les pages du livre, il est aussi question de tour du monde, d'un personnage masculin disparu dont on attend le retour…

Loin des canons du genre, l'image n'en est pas moins riche ni moins propice à une lecture symbolique. Expression d'une persévérance quotidienne et d'une quête individuelle de légitimité, elle s'avère d'autant plus poignante qu'elle prend à contre-pied la -régulière remise en question dans le débat public de la volonté -d'intégration des réfugiés. Comme une invitation à nous pencher sur le travail en cours.

Marion Dupont

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